Hommage à Farba Sally Bocar Seck, symbole d’une rencontre entre le talent et le destin d’un homme multidimensionnel Par Ibra Ciré Ndiaye

Mettre l’écriture en mouvement pour une personnalité de la carrure de Farba Sally Bocar est un exercice qui peut se révéler périlleux car un article ne suffirait pas pour décrire l’homme multidimensionnel aux compétences variées. Plus qu’un style, l’être qu’il fut est un art, un style de vie !

Ecrire sur une telle personnalité c’est évoquer aussi et surtout sa dimension humaine, sociale et culturelle car l’homme à la mémoire d’éléphant, cumule par la grâce divine, plusieurs compétences : il est à la fois historien des institutions du Fuuta-Tooro, généalogiste, ethnologue et artiste peul ouvert aux autres cultures : ko saawdu hakkille (condensé de savoirs féconds) comme disent les peuls.

L’articulation entre tous ces types de savoirs correspond à une multidimensionnalité qui fait de lui un homme hors pair. Ce quartet de  compétences constitue la quintessence du ngawla, d’où est tiré ngawlaagu qui traduit ce que les peuls appellent gawlo, celui qui l’exerce, dont le terme francisé griot dénature et minore la fonction.

Le terme griot signifie laudateur, quémandeur, courtisan alors que le concept gawlo traduit une pluralité de fonctions et de compétences plus valorisantes. Ce qui caractérise le gawlo c’est d’être aussi dans la construction du lien social et familial, la confidentialité, le secret des délibérations, le conseil, la médiation familiale, c’est d’être le facilitateur, le bâtisseur des liens et passeur entre les mondes aux temporalités différentes mais complémentaires.

Dans l’éthique des valeurs qui le guide, l’homme dont nous célébrons le talent, le savoir-être et le savoir-faire incarne tout cela. Attaché à la construction et à la consolidation des liens sociaux, il a été à l’origine de plus de 50 unions matrimoniales ; proche des démunis avec qui il partage ses biens, prodigue des conseils au nom de la foi musulmane qui lui a été transmise et qui le guide.

Le considérable espace foncier dont il disposait à Horkadiéré pouvait être mis en valeur par des gens qui le souhaitaient devenant ainsi des usufruitiers à durée déterminée : il met ainsi dans la pratique ses principes, l’hymne à la solidarité et le partage.

La dignité et la noblesse de Farba Sally Bocar Seck résultent aussi de sa socialisation et de l’apprentissage initié dès son jeune âge par des membres bienveillants de sa famille protectrice auxquels s’ajoutent son effort personnel, son humilité connue durant sa vie d’adulte qui est aussi une conquête contre soi.

Né à Horkadiéré en 1945, le talentueux homme, serviable et disponible pour ses semblables qui nous a quittés le 21 septembre 2013, il y a de cela dix (10) ans n’était, jamais dans le nombrilisme et les fanfaronnades. La foi musulmane solidement ancrée en lui, le sens du partage qui en constitue un des piliers, le désintéressement et la dignité humaine l’importent plus que le reste.

L’apprentissage, il l’a acquis dans ses lignées patrilinéaires et matrilinéaires. Son homonyme et oncle paternel se relayant spontanément avec Séga Abdoul et IIla, de sa lignée matrilinéaire lui ont transmis l’essentiel des savoirs qu’il a acquis, acceptés de partager et transmettre à ses enfants.

Comme disent les wolofs « dafa déglou, lérlou, lééral : il a écouté, s’est éclairci pour éclairer». Sa soif d’apprendre des autres et de transmettre aux autres l’avait conduit à faire des recherches pour compléter son savoir inviter parfois des artistes de référence notamment Farba Samba Thiéddel et Demba Hammet Guissé (paix à leur âme) pour compléter les outils, les données collectées sur le terrain et les expériences qui sont aussi « la somme des erreurs rectifiées ».

Dans l’envergure de ses gestuelles et expressions orales, le natif de Horkadiéré savait mettre en valeur son équipe d’artistes et faisait la généalogie de chacun d’eux tout en les présentant. Nombreux furent les téléspectateurs qui retinrent leur souffle le dimanche à 14h pour écouter sur la 2stv les récits de Farba Sally alternés par les voix d’or des femmes présentes rythmant les courges comme synchronisés aux instruments à cordes de Hady Guisse et Mansour Seck dont la musicalité galvanise des femmes et des hommes et faisant honneur au gani qui rappelait notamment aux sénégalais l’impressionnant talent de Farba Sally Bocar Seck restituant des pans de l’histoire dont le Fuuta-Tooro et d’autres contrées du Sénégal furent le théâtre.

Farba Sally Bocar Seck évoquait et restituait des faits historiques tout en s’en détachant. Il a ressuscité les dénianké et l’aristocratie des satigui des dénigrements rappelant qu’ils ont fondé sous la direction de koli Tenguella BA l’Etat peul du Fuuta-Tooro dont ils ont éveillé le sens de la liberté d’appartenance et de conscience à une culture commune produit de la diversité qui le compose rejetant le cortège de fausses obligations plus politiques que religieuses.

L’on note que les ancêtres de Farba Sally avaient été témoins des deux grandes temporalités marquantes du Fuuta-Tooro (des Satigui aux Almami) qui ont structuré le passé et le présent de cet Etat né vers la fin du XVème siècle qu’il restitue sans en prendre parti. L’histoire de la sous-région l’inspirait, le passionnait et en l’évoquant, il n’était jamais disponible au biais cognitif, à l’usage de la langue de bois ou au dénigrement de qui que ce soit : honneur aux vainqueurs, hommage aux vaincus. Toutes les familles sont dans ces deux registres faits de victoires et de défaites.

L’homme de Horkadiéré avait salué les performances notamment crépusculaires de Satigui Soulé Ndiaye, icone de la dynastie des Dénianké tout en analysant aussi l’apport de l’almaamiya sous la direction de Thierno Souleymane Bal et ses coreligionnaires dont l’Almaami Abdul Khadr Kane (1er Almami du Fuuta-Tooro) dans l’instauration d’un Etat théocratique et la construction des 33 mosquées. Tapsiiru Amadu Hamat Wane, Saïdu Usmaan Moktaar Tall,  Baïla Pereejoo Soh, Ceerno Mammadu Lamin Maabo, Ceerno Abdul Karim Daff et Ceerno Saada Lam faisaient partie des 101 personnalités formées à l’université de Pire que l’administration coloniale française finira par incendier.

Au Fuuta-Jallon comme au Fuuta-Tooro la résistance contre la colonisation fut farouche et l’administration coloniale française en fut déboussolée. Ainsi, lors de l’exposition universelle tenue à Paris en 1889, Louis Faidherbe désemparé par la résistance des Peuls, en fera part à Olivier de Sanderval en lui confiant ceci:

« Parmi les indigènes que nous avons à coloniser, il y a une ethnie qui n’acceptera jamais notre colonisation. Et il se trouve que cette ethnie est très répandue sur notre ère de colonisation. Il est urgent pour notre présence en Afrique de réussir à les diviser […] car le jour où les Peuls se regrouperont, ils peuvent détruire sur leur passage toutes les forces coloniales. Nos gouverneurs doivent considérer cette action comme un devoir national ». La suite en Guinée est connue car la France avait tout fait pour empêcher l’arrivée au pouvoir de Yacine Diallo et Barry Dianwadon ; ainsi, avec l’appui de Félix Houphouët Boigny, Bernard Cornu-Gentil et Pierre Messmer ont porté Cheikhou Toure au pouvoir qui finira par les échapper en militant au parti communiste français (PCF).

Dans son ouvrage « Le roi de Kahel », Tierno Monénembo explique que Louis Faidherbe détestait les Peuls à cause de la résistance au Fuuta-Jallon et celle au Fuuta-Tooro conduite par El-Haj Omar Tall. Farba Sally Bocar maîtrise bien ce pan de l’histoire du Sénégal.

Le siège du fort de Médine en 1857 par El-Haj Omar Tall et ses troupes fera date dans les annales de l’histoire. Pendant 97 jours, le fils de Saïdou Ousmane Moctar Tall et d’Adama Eliman Ciré Samba Demba Ali Moctar a déployé ses talents militaires avec ses vaillants guerriers comme Alpha Omar Thierno Baïla Wane, et sans répit contre des militaires de profession. Oui, à Médine où nous avions séjourné deux fois en 2005 et 2008 un cimetière où reposent plusieurs militaires français évoque l’envergure des combats dirigés par El-Haj Omar qui a failli tuer Faidherbe en le blessant à la main droite.

Plus de 20 000 hommes armés de fusils étaient mobilisés. Le lillois attendra la période de crue pour remonter le fleuve, prendre sa revanche et libérer le fort. El-Haj Omar avait poursuivi sa route jusqu’à Koniakary (à environ 50 km de Kayes) où il avait renoncé à s’installer car le fort toujours existant qu’on lui avait construit n’était pas bien sécurisé d’après son expertise. S’ouvre, ainsi la route vers Ségou et le Macina. L’administration coloniale française en gardera une rancune tenace sur ce passé tourmenté. Vous connaissez la suite des événements.

A l’évocation des talents guerriers des combattants Coulibaly, Farba Sally passe le témoin à Demba Hammet Guisse dont c’est le domaine, avec qui il établit des interconnexions référentielles à rendre l’auditoire époustouflant.

Confluent d’identités historiquement multiples, le Fuuta-Tooro est fait de diversités où coexistent plusieurs communautés culturelles notamment sérers, bambaras, soninkés, wolofs et peuls. Ces diversités font aussi la richesse du Fuuta-Tooro et des peuls dont il n’a jamais tari l’éloge de l’éthique des valeurs. Ni dissident, ni courtisan, ni partisan, Farba Sally restitue l’objectivité des faits historiques qu’il n’a jamais cherchés à embellir ou dissimuler.

Fait rare, à partir d’un nom de famille, il peut établir ou rétablir les liens de parenté et l’histoire ensevelis des familles en évoquant ce qui fut. Il maîtrisait autant les généalogies de beaucoup de peuls du Fuuta-Tooro que celles du Diolof et en révèle les féconds liens de parenté que l’on retrouve notamment à Ndioum, Mboumba, Walaldé, HoréFondé, Horkadiéré, dans la zone de Léwé-Ndiaybé et  Gadiaga.

Farba Sally Bocar Seck a souvent retracé certains domaines des savoirs de Ceerno Brahimaa de Maghama ainsi que les divergences et conflits historiques entre Ibra Almami Wane et Abdoul Bocar Kane qui se sont traduits par 13 batailles sanglantes : le premier en a remporté 7 victoires, le second en a remporté 6. L’on sait que ces deux grandes figures du Fuuta-Tooro avaient fini par s’accorder avec l’administration coloniale et signer avec le lieutenant-colonel Reybaud le traité de Galoya du 24 octobre 1877 qui avait soustrait du Fuuta-Tooro les provinces du Laaw et de Yirlaabe pour en faire des protectorats français, base arrière de Faidherbe.

La bataille de Gawdal Kooli qui aurait duré presque 24 h contre Samba Diadana Ndiath et Samba Toumi Ndiaye, hostile à l’administration française à l’issue de laquelle les villages de Dioudé, Dounguel et Thioubalel-Laaw se sont rebellés contre l’occupant français, s’inscrivait dans ce processus. A ce stade, Farba Sally se relaie avec Farba Samba Thiéddel. Captivants, les deux historiens formaient un duo bien agencé.

Les héritiers de Farba Sally Bocar perpétuent chacun à sa façon et avec talent l’œuvre de leur ascendant. Mes pensées vont à tous ses enfants et plus particulièrement à Mamadou Sally, Tidiane Sally, Bambi, Demba Sally Seck et Iwdi ngawla qui perpétuent avec leurs frères et sœurs le savoir-faire et la dignité de leur père. Ses cousins tels Mamadou Abdoul Seck, Baboye Seck, Yéro Gawlel Sambou pour ne citer que ceux-là, ne sont pas du reste. A l’instar des peuples du monde, les Sénégalais ont besoin de savoir et de transcrire histoire enfouie que leurs ancêtres ont incarnée pour se projeter dans ce monde. Toute personne a une généalogie connue ou inconnue.

En Occident, par exemple, certaines familles font appel à des généalogistes dont les Mormons pour établir ou rétablir leurs liens de parenté méconnus et ce travail n’est pas gratuit là où au Sénégal des « griots » formés et avertis, élaborent ce travail sans en évaluer la valeur monétaire : c’est à votre bon cœur.

« Guélé Naagué woula gooto » est le titre de l’ouvrage publié en peul par Farba Sally Bocar Seck dont certains travaux correspondent à de nombreux faits historiques connus et reconnus dans le milieu universitaire (les spécialistes de l’histoire et ceux des traditions orales) ; cet homme très investi dans la recherche du savoir doit être reconnu à titre posthume en tant que chercheur autodidacte spécialiste de l’oralité et de l’histoire des peuls notamment du Fuuta-Tooro.

L’humilité de l’homme et sa rigueur professionnelle le conduisaient aux professionnels de l’éclairer sur tel ou tel fait historique car il en a des doutes et il a besoin d’une autre version pour se faire son idée et il n’hésite pas à citer ses références. C’est somme toute une marque d’objectivité associée à la méthodologie d’un chercheur avide de savoir. Le milieu universitaire peut aider à la valorisation des savoirs historiques et séculaires détenus par des personnalités comme lui qui, sans avoir acquis de connaissances livresques maîtrisent aussi très-bien l’histoire et d’autres disciplines. Ce peut être une des pistes de notre africanité à l’oralité épanouie qui consistera à décloisonner les savoirs et en valoriser de nombreux talents après confrontation des outils et des expertises. Le savoir ne vaut que lorsqu’il est partagé.

Afin que nul n’en ignore, renvoyer l’ascenseur fait partie du savoir-vivre. Ainsi, rendre hommage à Farba Sally Bocar est pour moi un acte dû car, relayant ses ancêtres depuis des décennies, il n’a cessé et avec désintéressement, de rendre hommage aux satigui (lignée matrilinéaire de Bouna et Ciré Baba Ndiaye et aux bourbas Diolof, d’où leur lignée patrilinéaire tient sa filiation) et vaillants combattants s’érigeant en bouclier pour défendre l’honneur du Sénégal.

Il me revient aussi de remercier la rédaction de ce quotidien qui m’a offert l’hospitalité de ces pages pour publier cet article.

Joignons nos prières pour que le natif de Horkadiéré, historien et talentueux artiste repose en paix au paradis !

Ibra Ciré Ndiaye

Docteur en Droit

Anthropologue du Droit

Université Paris I

Panthéon-Sorbonne

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