Qui était Léopold Sédar Senghor ? Prophète de la Négritude ou de la francité? Par Samba Seck

Ma génération n’a pas vraiment connu Léopold Sédar Senghor. Il était notre président. Il était agrégé en grammaire. Il aurait même introduit le mot « dibiterie » dans la langue française. Nous ne connaissions pas vraiment le poète, encore moins le philosophe. Je crois que nous avons plus entendu parler de Senghor après sa retraite avec l’avènement du président Abdou Diouf à la présidence au début des années 80.

C’est seulement au collège que Senghor et la négritude nous seront introduits.

Qui était Senghor ? Comment un homme autant admiré par une partie du monde se retrouve-t-il autant dénigré par l’autre ?

Il y a deux dimensions à considérer quand il s’agit de Senghor : le poète-philosophe et l’homme politique.

Le poète et le philosophe Senghor

Il n’y a pas beaucoup à ajouter quand il s’agit de la poésie de Léopold Sedar Senghor.

L’homme a fait l’unanimité dans ce domaine. Le monde reconnaît son génie et sa maîtrise de la langue française. Il écrivait magnifiquement, même si de manière énigmatique. De nombreuses institutions ont nommé des départements âpres Senghor.

« Femme nue, femme noire. Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté… ».

C’est la citation la plus commune qu’on entend très vite quand on parle de la poésie de Senghor. C’est dans sa poésie que se manifeste vraiment sa maîtrise de la langue française.

Il écrivait très clairement, mais ses écrits semblaient parfois  même pédants. Le poète lui-même disait dans une interview accordée à IKNEWS que « l’essentiel n’est pas dans ce qu’on écrit; l’essentiel est dans la manière dont on écrit ».

Quoi qu’il en soit, le Poète-Président a été immortalisé par la civilisation française grâce à sa contribution à la poésie dans la langue du colonisateur.

La philosophie dans la Négritude

Beaucoup de philosophes contemporains, Abiola Irele (22 mai, 1936 au Nigeria – 2 juillet, 2017 aux États-Unis), Souleymane Bachir Diagne (en anglais) et Cheikh Thiam, entre autres, ont écrit sur la dimension philosophique de la Négritude Senghorienne. Le volet philosophique de la Négritude Senghorienne se retrouve dans la signification de l’art africain, plus particulièrement dans notre sculpture et dans notre manière de sculpter.

L’objet n’est ni un bâton ni une roche, c’est tout cela et encore plus. L’objet est l’ensemble des membres de notre environnement. L’objet est tout; tout ce qui nous enveloppe. La conscience de notre existence ne se réalise que dans la conscience de notre particularité et de notre espace dans cet environnement et notre relation avec Senghor disait « Je sens, donc je suis », encore une appropriation occidentale (dans ce cas, la pensée de Descartes) projetée sur le monde noir.

Ce que Senghor oublie de souligner, c’est que la philosophie africaine n’a jamais été individualiste. Le Noir n’existe que dans un écosystème. C’est la philosophie Bantu et c’est aussi la philosophie retrouvée en Afrique occidentale.

C’est une position philosophique qui comprend que notre existence est à achever. Elle est toujours en devenir.

Elle est dynamique dans la mesure où elle se cherche.

Pour continuer sur la méthodologie Senghorienne de projection  de la vision européenne sur le monde noir, je dirais simplement: tu es, donc je suis. Je ne suis en existence que parce que tu l’es aussi. Contrairement à l’Européen, l’homme noir ne se voit pas dans une position différente, séparée et coupée du reste. Il se considère comme une partie insignifiante d’un environnement infiniment plus grand.

Le syndrome de Stockholm avant Stockholm

L’homme acceptera même que « l’émotion soit nègre, comme la raison hellène ». Pourquoi ? Pourquoi ce besoin d’être accepté par la France ?

Senghor est issu d’une famille confortable. Il a été formé par des missionnaires et a même fait le séminaire. Il finira ses études à l’université de Paris où il obtiendra son agrégation en grammaire.

Son parcours en fera le prototype même du Noir assimilé (pour les Français) et du Noir évolué (pour lui-même).

Il clarifiera plus tard que sa position n’a jamais été de nier la capacité du Nègre à raisonner.

Toute personne raisonnable comprend que tous les peuples sont doués de raison, de pensée critique, de culture, d’histoire, etc.

Le péché de Senghor, dans cette expression malheureuse, est dans son abdication à la théorie irraisonnée et illogique de penseurs qui se réclamaient de la raison. L’on doit se demander si Senghor lui-même voyait vraiment quelque valeur dans ce qu’il écrivait en dehors de la beauté avec laquelle il s’exprimait.

Durant son interview sur IKNEWS, la question s’est posée : pourquoi a-t-il voulu rester sous l’ombre de la France ? Sa réponse se résumait á son souci de ne pas avoir son pays détruit s’il avait choisi de soulever les armes pour arracher l’indépendance.

Pourtant, il fut lui-même un prisonnier de guerre durant les conflits européens de 1939-1945.

Senghor poussera son attachement à la France au point de s’opposer à la guerre de libération de l’Algérie. S’il a pu expliquer sa malheureuse phrase « l’émotion est nègre, comme la raison hellène », il faut se demander comment il allait expliquer que la colonisation était un mal nécessaire.

Pourquoi, après la thèse de Cheikh Anta Diop, Senghor n’a-t-il pas tenu cela comme évidence d’une civilisation noire non seulement riche et supérieure, mais aussi antérieure et précurseur ?

Nous savons aujourd’hui que la philosophie, la médecine, les mathématiques, la géométrie, l’astronomie, l’écriture et l’art ont commencé en Afrique Noire.

En réalité, Senghor n’avait même pas besoin des analyses scientifiques de Cheikh Anta Diop pour saisir « Ce que l’homme noir apporte ». De par sa maitrise de la langue grecque, Senghor traduira lui-même la description de Hérodote du peuple l’Égypte « antique ».

Il a essayé de voir l’apport de l’Africain dans le monde occidental au lieu de voir deux mondes différents : une Afrique noire dans toute sa Négritude face à l’Occident dans toute sa jeunesse. Il parlera de son amour de la musique de Mozart et de la musique européenne qui ressemblerait à la polyphonie et au plain-chant africains.

L’homme politique

Après l’éclatement de la Fédération du Mali (une fédération entre le Sénégal et le Mali actuels), Senghor deviendra le Président de la République du Sénégal.

Alors que le vent des indépendances soufflait presque partout dans les colonies européennes, l’AEF (Afrique Equatoriale française) et l’AOF (Afrique occidentale française) n’allaient connaitre une indépendance que de surface.

Rien n’allait fondamentalement changer.  Senghor lui-même le disait clairement dans son fameux discours de 1957 à l’Assemblée nationale française.

Un Senghor panafricain

Ce discours montre bien que le Poète-Président (il était député à l’époque) comprenait très bien l’intention de la France de continuer sa colonisation. Il y fait allusion à la politique française de « donner d’une main et retirer de l’autre ».

D’une certaine manière, ce discours montrait déjà le paradoxe qui habitait Senghor durant sa présidence.

D’un côté, il souligne que « la moindre des contradictions où s’enferment les partisans de la division n’est pas celle que voici : ils sont pour la centralisation dans la métropole et pour la balkanisation en Afrique noire ».

D’un autre côté, Senghor écrit dans l’hymne national du Sénégal : « Debout, frères, voici l’Afrique rassemblée », ce qui montre bien ses tendances panafricaines.

De quelle Afrique parlait-il ? AOF et AEF ? Tout le continent Africain ?

L’échec de l’OUA à cause des tendances francophones montre bien que l’unité africaine de Senghor s’arrêtait à la francophonie.

Cependant, il faut souligner que Senghor était ouvert à une union sénégambienne. Dans les années 1960, le Sénégal et la Gambie ont commandé un rapport des Nations-Unies pour étudier les plans et les avantages possibles de l’unification entre les deux pays. La Confédération de la Sénégambie devint une courte réalité (1982-1989) sous Abdou Diouf comme président et Dawda Jawara comme vice-président.

Un Senghor pour la France

Dans son célèbre discours, il aura finalement conclu que « Le carré France, croyez-nous, nous ne voulons pas le quitter. Nous y avons grandi et il y fait bon vivre. Nous voulons simplement, monsieur les ministres, mais chers collègues, y bâtir nos propres cases, qui élargiront et fortifieront en même temps le carré familial, ou plutôt l’hexagone France. »

Le grand avocat de la Négritude commençait à montrer sa vision : la francité.  Pour comprendre l’homme politique, il aiderait, peut-être, de comprendre la relation de Senghor avec Félix Éboué.

Félix Éboué était un administrateur colonial français. Il fut le premier Français noir nommé à un poste élevé dans les colonies françaises, lorsqu’il fut nommé gouverneur de la Guadeloupe en 1936. Senghor épousa Ginette Éboué, fille de Félix Éboué, en 1946 (ils divorceront en 1955).

Il n’y a pas d’évidence d’une influence de Éboué sur Senghor.

La question se pose, cependant, de savoir si Senghor n’était simplement pas un gouverneur français de la colonie du Sénégal. Juste comme Éboué le fut pour la Guadeloupe.

Après tout, ce ne serait pas la première fois que la France aurait utilisé un Africain pour gérer ses intérêts.

Blaise Diagne, le premier Africain noir élu à la Chambre des députés française, et le premier à occuper un poste au sein du gouvernement français, en était un autre.

Il arrangea le recrutement des Tirailleurs Sénégalais dans l’effort de guerre de la France durant les conflits de 1914-1918 en Europe. Cela lui valut la rage de beaucoup de ses contemporains, notamment Lamine Senghor, une autre grande figure africaine et prisonnière de la guerre de 1914-1918, qui le traitera de tous les noms.

Senghor aurait-il simplement été un homme pragmatique qui eut à gérer les premiers pas d’une Nation jeune ? Une jeune Nation qui aurait besoin du soutien de la France, au moins au début ?

Quand le Président cèdera le pouvoir à Abdou Diouf au début des années 80, ce ne serait que pour laisser son successeur continuer la gouvernance de Senghor pendant encore deux décennies.

Beaucoup disent que sa retraite de la présidence n’était due qu’à son désir de rejoindre l’Académie française. Il est possible que ce fût simplement une coïncidence.

Il est à noter, cependant, qu’en rejoignant cette académie, Senghor allait participer au renforcement de l’arme la plus puissante du néo colonisateur : la langue française.

Le président Diouf, deviendra plus tard, le visage même de la francophonie. Il aura, auparavant, enrôlé des consultants français pour l’aider durant l’élection présidentielle qu’il allait perdre face au président Abdoulaye Wade en 2000.

L’héritage de Senghor

Que retiendra l’histoire de Léopold Sedar Senghor ? Une tendre récollection du Poète-Président ? La reconnaissance, peut-être, d’un philosophe avant son temps ? Son propre souhait était que l’histoire ne retienne de lui que sa poésie. Son autre grand souhait était d’être enterré dans son pays natal, auprès de ses ancêtres.

Quant à l’homme politique et le philosophe, la délibération est toujours en cours.

Le président Senghor allait rejoindre nos ancêtres le 20 décembre 2001. Il est peut-être important de souligner qu’en 2004, les écrits et archives de l’ancien président allaient être offerts à la commune de Verson (France). Le dernier acte de l’homme Senghor ?

Ces documents, à mon avis, devraient être gardés au Sénégal. Ils seront peut-être inclus dans le rapatriement du patrimoine africain pillé par les Européens.

Comme les anciens, Senghor a atteint l’immortalité maintenant. Il est devenu un ancêtre.

C’est à l’histoire de décider quelle place il va finalement occuper. C’est à l’histoire de le juger, critiquer ou chanter.

Avec l’entrée en vigueur de l’accord de la Zone de Libre-échange Continentale Africaine (ZLECAf), le plus grand marché commun au monde, il est clair que la marche de l’Afrique vers une unité continentale réelle a commencé. Nous arriverons finalement –peut-être– à rendre à nos libérateurs la place qui leur est due.

Il est certainement facile de juger le passé. Il est moins facile de saisir tout le contexte de ce passé. Quelle place Léopold Sedar Senghor occupera-t-il ?

Il y a certainement de plus en plus de penseurs qui offrent une nouvelle lecture de Senghor. L’illustre Wole Soyinka lui-même montrera une lecture plus généreuse du Poète-Président.

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