Vécus et points de vue sur la première vague de Covid-19 au Sénégal

Le premier cas de maladie à Co­vid-19 au Sénégal a été identifié le 2 mars 2020. La première vague de l’épidémie s’est étendue jusqu’à la fin du mois de novembre 2020, avec un pic épidémique vers le 15 août 2020 (semaine 33) [cf. figure ci-dessous].

Sur l’ensemble de cette période, environ 15 600 personnes ont été diagnostiquées positives et 325 décès ont été enregistrés. À partir de la déclaration du premier cas sur le territoire sénégalais, un ensemble de mesures sanitaires ont été mises en place. Ces mesures ont été progressivement ajustées -renforcées ou atténuées- sur la base de critères à la fois épidémiologiques (progression vs régression de l’épidémie) et sociaux (en fonction de leur acceptabilité collective et de leurs impacts sur la vie quotidienne).

La méthode d’enquête anthropologique retenue

Dès l’annonce de l’état d’urgence sanitaire, nous avons mis en place un dispositif d’enquête anthropologique pour documenter les impacts individuels et collectifs de la situation épidémique et des mesures sanitaires, afin d’en décrire et analyser les conséquences microsociales. Cette note présente une synthèse sur le vécu et les points de vue individuels et collectifs provenant de divers témoignages sur la première vague épidémique entre mars et novembre 2020.

Les informations sont issues de notes d’observations quotidiennes, sous la forme de «journaux de terrain», prises par dix enquêteurs initialement répartis entre Dakar, Kolda, Rufisque, Saint-Louis et Ziguinchor pendant la période de restriction des déplacements interurbains, puis élargis à Bignona, Dahraa, Kédougou, Koungueul, Matam, Sokone et Touba. Les observations concernent leur vécu, leur pratique et leur point de vue subjectif, ceux de leurs proches (parents et voisins), dans leur quartier ou plus loin dans le pays ou à l’étranger.

Cinq représentations et pratiques dominantes

L’analyse des observations révèle l’émergence successive de cinq représentations et pratiques dominantes, évoluant dans le temps, alors que se construit au fur et à mesure l’expérience individuelle et collective de la vie avec l’épidémie. Les moments d’apparition et de prédominance de ces représentations et pratiques par rapport à l’évolution épidémique sont indiqués sur la figure ci-dessus par les cadres rouges numérotés de 1 à 5.

  1. L’emprise émotionnelle (2 mars au 23 avril 2020)

L’expérience épidémique est d’abord marquée par une attention majeure portée à toutes informations, nationales et internationales ; les bulletins quotidiens diffusés par le ministère de la Santé sont écoutés avec attention. Les réseaux sociaux électroniques occupent une place essentielle, y compris chez les personnes âgées en milieu urbain. L’inquiétude initiale cède à la peur, alimentée par le décompte quotidien des cas. L’expression «cas communautaire» nourrit la crainte d’une menace proche. Les mesures sanitaires sont strictement respectées au sein des logements. L’application de la consigne «Restez chez vous», assortie du couvre-feu, conduit nombre de personnes à une forme d’auto confinement. L’attitude des personnes qui ne respectent pas les mesures sanitaires est critiquée, et conduit parfois à des dénonciations (y compris de religieux). Pendant cette période l’emprise émotionnelle guide une application parfois obsessionnelle des mesures préventives, alors que le nombre total de cas est encore limité (612 cas, 6 décès).

  1. Le poids des contraintes (23 avril au 23 mai 2020)

Deux mois après le début de l’épidémie, commencent à émerger les premières expressions de saturation par rapport au flux d’informations. La situation épidémique n’est plus au centre des débats familiaux. Des doutes sont exprimés sur la véracité des informations. À domicile, les personnes sont moins attentives aux mesures sanitaires, le lavage des mains et l’usage du gel hydro-alcoolique sont moins fréquents. Néanmoins, l’allégement des mesures de santé publique annoncé le 11 mai 2020 par le président de la République, permettant la réouverture de tous les commerces et des mosquées, est jugé incohérent alors même que le nombre de cas n’avait jamais été aussi élevé que ce jour-là. Cette décision vient pourtant répondre au constat de l’impact économique des mesures sanitaires. Pour un nombre croissant d’individus, les contraintes économiques liées à la réduction des activités deviennent insupportables. L’impact des mesures sanitaires sur la vie quotidienne et les pratiques sociales est maximal, en particulier pour le ramadan.

  1. La gestion de la maladie dans le secret (23 mai au 29 juin 2020)

L’épidémie progresse lentement pendant cette période : de 550 à 800 nouveaux cas et de 7 à 28 décès par semaine. Le 4 juin (semaine 23) la restriction des transports interurbains est levée à la suite de manifestations des transporteurs dans plusieurs villes du pays. Les classes d’examen sont rouvertes (25 juin ; semaine 26) et l’état d’urgence est finalement levé (30 juin, semaine 27). Le soulagement par rapport à l’impact économique est réel car de nombreux ménages «n’en peuvent plus». Cependant, la levée de l’état d’urgence est interprétée par certains comme une forme d’abandon de la part des services publics, et cela alimente les récriminations contre l’État.

Des symptômes évocateurs ou des cas de maladie apparaissent dans l’entourage proche ou lointain des rédacteurs des journaux. Ces cas sont gérés dans le secret, parfois limité à quelques membres de l’espace domestique. De nombreuses personnes présentant les signes d’une infection virale rejettent les conseils d’aller faire un test, précisément par crainte du diagnostic de Covid et de ses conséquences (notamment l’isolement dans des centres de traitement). Elles mettent en œuvre une forme d’auto dépistage (usage de parfum pour vérifier leur capacité olfactive) et diverses automédications, tout en appliquant des formes de distanciation physique à l’égard de leurs proches.

  1. Le retour du social (29 juin au 5 octobre 2020)

Alors que l’épidémie demeure active, le désintérêt s’accroît. Ce n’est plus un sujet de débat dans les groupes de partage d’information sur les réseaux sociaux, comme si tout avait été dit. Une forme de lassitude s’est installée. Le hiatus entre le risque annoncé et le risque perçu semble légitimer la faible application des consignes sanitaires. Les précautions sur les distances physiques tombent, et cela rouvre la participation aux événements sociaux : mariages, baptêmes…

Les préparatifs de la fête de Tabaski (Aid el-Kebir) se traduisent par une intense activité d’échanges commerciaux et de déplacements à travers tout le pays, et la fête elle-même le 30 juillet (semaine 31) est vécue presque comme à l’accoutumée. Quinze jours plus tard, le pays enregistre 1 029 nouveaux cas (semaine 33), le plus grand nombre de cas de cette première vague, entraînant la réactivation de diverses restrictions. L’épidémie amorce ensuite une phase de décroissance pour des raisons non élucidées. L’attention va se concentrer sur le prochain événement national : le Magal de Touba (fête religieuse sénégalaise), qui rassemble habituellement de 3 à 5 millions de personnes. Une controverse se développe dans la presse pour ou contre son annulation. Le débat est repris dans les familles : afin de protéger les personnes âgées, des chefs de famille annulent leur déplacement et interdisent à leurs enfants d’y participer. Le Magal a lieu le 5 octobre 2020, diverses mesures sanitaires sont appliquées.

Un net ralentissement épidémique est constaté, aucun rebond post-Magal n’a été observé. La journée du 9 novembre enregistre 3 nouveaux cas, 0 décès, et plus aucun patient n’est hospitalisé en soins intensifs au niveau national. Dans les rues et les transports en commun, les mesures sanitaires sont délaissées, les masques ne sont portés que par crainte de contrôles de police. Dans les lieux publics, les dispositifs de lavage des mains sont à l’abandon, et à domicile plus aucune mesure n’est de mise. L’épidémie paraît effacée du quotidien : «Le corona n’existe plus», «Les gens sont passés à autre chose». Quelques commentaires émergent à propos de la vaccination ; l’attentisme est de rigueur avec la crainte exprimée d’effets secondaires. Au Sénégal, on voudrait croire que l’épidémie est terminée. La deuxième vague épidémique qui débute en décembre va mettre à mal cet optimisme.

Quelques enseignements

L’analyse des observations révèle la nature, l’émergence et les transformations des représentations et des pratiques tout au long de cette première vague épidémique. Ces représentations et pratiques ne sont pas exclusives, elles s’associent et se combinent, variant en intensité et en influence en fonction des situations individuelles, des particularités sociales et épidémiologiques selon les lieux (villes et régions).

La mise en perspective de l’évolution du vécu -avec l’application des mesures sanitaires- et de la dynamique épidémique soulève un ensemble de questions autour des déterminants et de la temporalité de la mobilisation sociale. Dans le cadre du défi de santé publique que représente la réponse à une épidémie «par vagues», ces enseignements sur l’évolution des attitudes et des pratiques lors de la «première vague» peuvent contribuer aux réflexions sur les messages d’informations sanitaires à transmettre pour une remobilisation de la population lors les «vagues à venir».

Bernard Taverne, Anthropologue, médecin, Institut de recherche pour le développement (IRD) ; Gabriele Laborde-Balen, Anthropologue, Centre Régional de Recherche et de Formation à la prise en charge Clinique de Fann (CRCF, Dakar), Institut de recherche pour le développement (IRD) ; Khoudia Sow, Chercheuse en anthropologie de la santé (CRCF)/TransVIHMI, Institut de recherche pour le développement (IRD)

webmaster

Author

webmaster

Up Next

Related Posts