Tirailleurs » : quelle est la part de réalité et de fiction dans le film avec Omar Sy ? Deux experts répondent

« Tirailleurs », le film de Mathieu Vadepied avec Omar Sy, sort ce mercredi dans toute la France. L’acteur y incarne un Sénégalais qui s’engage en 1917 pour rejoindre son fils, enrôlé de force. TF1info a demandé à deux experts du sujet de nous éclairer sur la part de vérité et de fiction à l’écran.

C’est le film dont tout le monde parle en ce début d’année. Dans Tirailleurs, en salles ce mercredi 4 janvier, le réalisateur Mathieu Vadepied a confié à Omar Sy le rôle de Bakary Diallo, un père de famille sénégalais qui s’enrôle dans l’armée française en 1917 pour rejoindre son fils Thierno (Alassane Diong), engagé de force. Pour le ramener sain et sauf auprès des siens, il va devoir prendre tous les risques.

Ce drame intense, aussi intimiste que spectaculaire, est basé sur des faits historiques avérés. Mais il prend quelques libertés avec la réalité qui peuvent surprendre. Pour démêler le vrai du faux, TF1info a fait appel à deux experts du sujet : l’ancien colonel des troupes de marine Michel Goya, consultant sur le film ; et l’historien Anthony Guyon, auteur du livre Les tirailleurs sénégalais, de l’indigène au soldat de 1857 à nos jours, publié aux éditions Perrin.

Qui étaient les tirailleurs sénégalais ?

Créé en 1857 sous Napoléon III, le corps des tirailleurs sénégalais appartient aux troupes constituées sous l’empire colonial français. Si ses premiers membres sont Sénégalais, il élargit très vite son recrutement à plusieurs pays d’Afrique noire. En 1895, ils participent à la conquête de Madagascar, avant de servir au Maroc au début du XXᵉ siècle. Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, ils n’ont jamais servi en métropole. « On va alors accélérer le recrutement en imposant une forme de conscription – car il n’y avait pas assez de volontaires – en passant par le biais des notables locaux », explique Michel Goya. « Charge à eux de trouver les recrues qui vont combattre à côté de purs volontaires. »

« Au moment du film, on est en 1917 », précise Anthony Guyon. « Si on n’en parle pas à l’écran, les tirailleurs peuvent à l’époque revendiquer leur participation à la reprise du fort de Douaumont, dans la Meuse. Si on compte sur eux, c’est en partie à cause de cet épisode où ils ont été assez efficaces. On va donc faire appel à eux lors de la bataille du Chemin des Dames, même si beaucoup seront retirés trop tôt des camps d’hivernage. Sur le terrain, ils vont souffrir d’infections pulmonaires, d’engelures aux pieds. » 30.000 d’entre eux sont morts en métropole durant le conflit.

Un père et son fils sur le front, c’est crédible ?

Dans le film, le personnage de Bakary Diallo, joué par Omar Sy, s’engage pour retrouver son fils, enrôlé de force dans leur village au Sénégal. Non seulement il y parvient, mais ils se retrouvent dans le même bataillon en 1917, le père servant sous les ordres de son fils, à l’insu de leur hiérarchie. D’un point de vue scénaristique, l’idée est forte. À l’épreuve de l’Histoire, c’est moins évident. « Si c’est arrivé, ça relève de l’exemple infinitésimal », estime Anthony Guyon. « Durant la Seconde Guerre mondiale, en revanche, il y aura le cas Charles et Jean-Baptiste N’Tchoréré qui vont mourir sur le front à quelques jours d’intervalle, durant la campagne de juin 1940. Ce qu’on peut dire en revanche, c’est qu’il y a eu plusieurs générations de tirailleurs. Le grand-père, le père, le fils. C’est une réalité. »

Des hommes sans expérience sur le front ?

À l’écran, Bakary et Thierno sont totalement déboussolés lorsqu’ils se retrouvent la première fois sur le front. Ce qui peut donner l’impression que les tirailleurs ont été « sacrifiés » pour la France. « L’idée qu’ils servaient de chair à canon, c’est faux. On n’envoie pas au front des hommes sans formation », tempère Michel Goya. « Dans le cas des tirailleurs, ils ont eu une formation sur place, en Afrique, puis à leur arrivée en France. Dans le film, il y a un raccourci. Mais dans la réalité c’est beaucoup plus long. Malgré tout, c’est vrai qu’ils sont sans expérience du combat. »

« À l’époque, les tirailleurs sénégalais ne combattent que six mois par an », précise Anthony Guyon. « D’octobre à avril, ils vivent dans des camps du Sud-Est principalement, dans la zone de Fréjus et Saint-Raphaël. Ces six mois, on espère les mettre à profit pour les former. Mais il faut bien se dire que les meilleurs officiers et sous-officiers français sont laissés au front. L’encadrement dans ces camps est généralement assez pitoyable. La volonté de les former existe. Mais la formation est assez lamentable. »

Quelle langue parlaient-ils entre eux ?

Dans Tirailleurs, Omar Sy joue s’exprime en peule, un dialecte propre à de nombreuses ethnies d’Afrique de l’Ouest dont le Sénégal, un choix qui confère au film davantage de réalisme. Il ne parle pas le français, contrairement à son fils, d’où une série de quiproquos. Mais il a également du mal à échanger avec les tirailleurs issus d’autres régions du continent qui s’expriment dans des langues différentes. « Je vous laisse imaginer ce que ça donne lors de la transmission des ordres, au milieu des obus et des tirs sur le champ de bataille », souligne Anthony Guyon. « Au fur et à mesure, l’armée a donc créé un manuel du parler tirailleurs, avec une espèce de français simplifié, avec des verbes qui ne sont jamais conjugués. Mais c’est vrai que la communication est vraiment un problème au sein de ces unités. »

Le Soldat inconnu est-il un tirailleur sénégalais ?

Pour écrire le film, Mathieu Vadepied et le scénariste Olivier Demangel sont partis d’une hypothèse qui peut surprendre : et si le Soldat inconnu, dont la tombe a été installée le 11 novembre 1920 sous l’Arc de Triomphe, était un tirailleur sénégalais ? Officiellement, personne ne connaît l’identité de l’homme qui se trouve dans le cercueil, désigné la veille par le deuxième classe Augustin Thin à Verdun. Reste qu’en 2018, l’Historial de la Grande guerre, dans la Somme, a présenté à Emmanuel Macron le portrait robot du Soldat inconnu, réalisé à partir d’un échantillon de 60.000 portraits de soldats de l’époque. Celui d’un homme blanc.

« Après-guerre, lorsqu’on a décidé de créer cette tombe du Soldat inconnu, on a défini un certain nombre de zones de fouilles sur des lieux emblématiques de la guerre où l’on a exhumé des cadavres », explique Michel Goya. « Sur l’un d’entre eux, on a identifié des cadavres de tirailleurs grâce à leurs uniformes. La question s’est posée et on s’est dit qu’il n’y avait pas de différence à faire avec les autres soldats. Statistiquement, la probabilité que ce soit l’un d’entre eux qui ait finalement été choisi est faible. Mais elle existe. »

« Je pense que l’idée du film, c’est de montrer que la tombe du Soldat inconnu peut être celle d’un Lozérien, d’un Montpelliérain, d’un Breton… Et pourquoi pas d’un Africain », estime pour sa part Anthony Guyon. « Après si on regarde l’armée française à l’époque, c’est 8 millions d’hommes. Dont 200.000 tirailleurs sénégalais. Pour avoir échangé avec Mathieu Vadepied sur la question, ce n’est pas une volonté d’imposer une vision de l’Histoire. Mais plus une invitation à poursuivre la réflexion sur la place des troupes coloniales au sein de l’armée française. »

Pourquoi leur histoire est-elle méconnue ?

En dépit de ses origines sénégalaises, Omar Sy avoue lui-même qu’il connaissait mal l’histoire des tirailleurs. L’idée de transmission est au cœur du film de Mathieu Vadepied, pour la génération actuelle et la future. Une forme de réparation aussi pour ces oubliés du récit national. « Avant la décolonisation, on en parlait beaucoup plus », observe Michel Goya. « Après, c’est presque devenu l’histoire d’autres pays. Par honte, par désintérêt, on a cessé de transmettre l’histoire des anciennes colonies de la même façon qu’on parlait assez peu des anciens combattants. »

Pour Antony Guyon, qui enseigne l’histoire à Sciences-Po et en classe de Terminale, la faible connaissance des tirailleurs par les jeunes Français a une explication encore plus pragmatique. « Aujourd’hui, l’histoire-géo au lycée, c’est seulement 3h30 par semaine. Il y a des manuels qui abordent le sujet. Mais ce n’est pas anormal de faire l’impasse. Et puis pour la Première Guerre mondiale, on utilise beaucoup les témoignages d’anciens combattants. Or, ils émanent essentiellement de soldats métropolitains. »

tf1info.fr

Pape Ismaïla CAMARA
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