Dans leur rapport publié le 31 mai, la Fondation Changing Markets et Greenpeace Afrique dénoncent les dangers de l’industrie de la farine et de l’huile de poisson en Afrique de l’Ouest. Pour les deux organisations, il n’y a pas l’ombre d’un doute. De par son importance grandissante, ce secteur met en péril les moyens d’existence des populations dépendantes des pêcheries ainsi que la durabilité des stocks halieutiques de la sous-région. Explications.
« Un détournement de nourriture »
Intitulé « Nourrir un monstre : comment les industries européennes de l’aquaculture et de l’alimentation animale volent la nourriture des communautés d’Afrique de l’Ouest », le document de 30 pages dresse un portrait accablant du commerce de la farine et de l’huile de poisson (FHP) en Afrique de l’Ouest. Il s’ouvre d’abord sur un chiffre alarmant : 500 000 tonnes. Selon Greenpeace, c’est la quantité de poissons qui sert chaque année dans la sous-région à la fabrication de FHP. Si cette pratique n’a rien d’illégal en principe, l’organisation considère pour sa part qu’elle reste problématique pour plusieurs raisons. En effet, estime le rapport, l’industrie menace la sécurité alimentaire des populations des zones côtières et de l’intérieur en les privant de précieuses sources de nutriments.
Ainsi, le volume de poissons extrait annuellement pourrait servir à nourrir plus de 33 millions de personnes, soit l’équivalent de la population cumulée des populations de la Gambie, de Mauritanie et du Sénégal. Dans ces pays, la consommation de poissons par habitant atteint 15 kg par an contre 10 kg pour la moyenne africaine et la contribution du produit à l’apport en protéines animales est supérieure à la moyenne mondiale se situant autour de 20 % (elle atteint 70 % au Sénégal et 50 % en Gambie).
Par ailleurs, selon Greenpeace, la transformation des poissons pour des utilisations non alimentaires représente un manque à gagner en termes d’activités et donc de revenus pour tous les acteurs de la chaîne de valeur piscicole dans les pays concernés ; des pêcheurs artisanaux aux femmes transformatrices qui fument ou sèchent les petits poissons pélagiques en passant par les commerçants qui les écoulent sur les marchés locaux.
A ces coûts sociaux et économiques, s’ajoutent des conséquences environnementales importantes. Et pour cause, d’après le rapport, les principales espèces entrant dans la fabrication de FHP comme la sardinelle plate et ronde ainsi que le bonga (poisson argenté d’environ 25 cm de long) sont déjà cataloguées comme surexploitées par la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) et nécessitent une réduction de l’effort de pêche de 50 %, selon les scientifiques.
» En saison froide au Sénégal, il est très difficile voire impossible de trouver des sardinelles aux points de débarquement habituels. Les conséquences sur la sécurité alimentaire et nutritionnelle des populations locales sont catastrophiques, ainsi que sur l’équilibre de la chaîne alimentaire en mer », argumente Alassane Samba, directeur du Centre de recherche océanographique de Dakar-Thiaroye, au Sénégal. Pour Greenpeace, à travers l’exploitation massive de ces poissons pélagiques, l’industrie de la FHP contribue de fait à la fragilisation des stocks halieutiques qui sont déjà affectés par la pêche illicite non déclarée et non réglementée (pêche INN) et la mauvaise gouvernance des pêcheries, deux maux qui coûtent chaque année, 2,3 milliards $ à l’Afrique de l’Ouest. Au plan mondial, on estime qu’actuellement un cinquième des captures de poissons sauvages est transformé en FHP.
L’Europe, un acteur de la dégradation des ressources halieutiques africaines
Sous la pression d’une demande croissante en matières premières de l’industrie aquacole mondiale, la production de farine et d’huile de poisson en Afrique de l’Ouest a plus que décuplé passant de 13 000 tonnes en 2010 à 170 000 tonnes en 2019.
D’après Greenpeace, cette dynamique au niveau de l’offre a été tirée par l’Union européenne (UE), dont le secteur aquacole « vorace » absorbe une bonne partie de la FHP ouest-africaine. L’essentiel de ces cargaisons acheminées vers le Vieux Continent et l’Asie sert à produire dans les fermes aquacoles des poissons d’élevage comme le saumon et la truite alors que le tiers de la farine de poisson entre principalement dans l’alimentation porcine.
Globalement, l’UE reçoit 70 % des expéditions d’huile de poisson et 18 % des envois de farine de poisson de la Mauritanie, premier exportateur de FHP d’Afrique de l’Ouest. Sur le marché communautaire, Greenpeace relève que plusieurs pays s’approvisionnent principalement depuis les côtes ouest-africaines. « En 2019, la France a reçu plus de 60 % des importations européennes d’huile de poisson mauritanienne, tandis que l’Espagne était le principal importateur d’huile de poisson sénégalaise », souligne le rapport.
L’ONG pousse l’analyse plus loin et met en lumière une diversité d’entreprises européennes qui participent selon elle « au pillage des stocks de poissons » de la sous-région. Elle cite notamment des géants de la production aquacole comme Cargill Aqua Nutrition/EWOS, Skretting (premier fournisseur mondial), Mowi et BioMar qui ont noué des partenariats ces dernières années avec les fournisseurs de FHP. Les grands groupes de distribution n’échappent pas non plus aux critiques. Ainsi, sont pointées du doigt les enseignes françaises (Carrefour, Auchan, Monoprix, Casino), espagnoles (Lidl Espana), allemandes (Aldi Süd, Kaufland entre autres) et britanniques (Tesco, Aldi, Lidl).
« Même s’il est impossible d’établir un lien direct entre les distributeurs d’une part et la farineet l’huile de poisson ouest-africaine d’autre part, leur lien avec des sociétés impliquées dans la filière est problématique, et indépendamment de l’existence d’une chaîne de distribution directe, ces sociétés ne devraient pas s’approvisionner auprès de celles qui s’approvisionnent en Afrique de l’Ouest », ajoute le rapport.
Plus globalement, la mise en lumière du rôle de l’UE dans le commerce de FHP sonne comme un rappel de la responsabilité du bloc dans la contribution à la déplétion des stocks de poissons ouest-africains et vient battre en brèche l’idée selon laquelle, les flottes chinoises fréquemment pointées du doigt seraient les seuls acteurs du phénomène.
Prendre des mesures fortes
Aujourd’hui dans le monde, l’aquaculture est le secteur qui contribue le plus rapidement à l’expansion de l’offre en poissons destinés à la consommation humaine. Elle est devenue la principale source de poissons pour la consommation humaine devant la pêche de capture. Mieux, le segment de l’aquaculture à apport d’aliments utilisant des matières premières comme la FHP a représenté près de 70 % de la production aquacole totale en 2018.
Cette dynamique devrait encore se renforcer. D’après la FAO, les espèces produites en élevage devraient fournir 60 % de la consommation mondiale de poissons, d’ici 2030. Face à cette tendance, la pression ira croissante sur les eaux de l’Afrique de l’Ouest qui comptent parmi les plus poissonneuses de la planète et attirent de nouvelles convoitises.
Si Greenpeace reconnaît que la responsabilité du commerce de FHP incombe en premier lieu aux opérateurs économiques d’Asie et d’Europe qui privilégient leur profit, elle note aussi qu’un retournement de tendance passera par des mesures fortes en Afrique de l’Ouest.
Dans cette sous-région, l’organisation indique que les gouvernements devront s’atteler, par le biais d’une coopération ou des réglementations régionales, à supprimer toute production de FHP à partir du poisson destiné à la consommation humaine, réguler l’activité des industriels et gérer plus efficacement les stocks de poissons pélagiques.
« Il y a quelques années, le gouvernement mauritanien avait promis d’éliminer progressivement la production de farine et d’huile de poisson à partir de poissons entiers avant 2020, mais cette production a plutôt augmenté », déplore-t-elle. L’ONG invite également les pouvoirs publics locaux à replacer la filière pêche artisanale au cœur de leurs priorités et à garantir à ses acteurs, un statut légal et formel.
Sur le plan mondial, Greenpeace plaide pour la fin des subventions à l’aquaculture dépendante de poissons sauvages et appelle les producteurs aquacoles à adopter des alternatives plus durables et à sortir de la logique d’un approvisionnement à bas prix faisant fi du coût environnemental et socio-économique assumé par les pays fournisseurs.
Car au final, pour l’ONG, l’industrie de la FHP n’est que le symbole du « modèle économique, fondé sur l’extraction irréfléchie de ressources pour servir des chaînes alimentaires industrielles ». Selon l’organisation, l’enjeu est de taille. « Il ne s’agit pas simplement d’une histoire de pauvres contre riches, mais d’une question de justice, d’éthique et de commerce équitable ».
Ecofin