« Macky Sall, dictateur ! » Blondin Cissé philosophe, enseignant-chercheur au Centre d’étude des Religions

« […] trop souvent, sous des prétextes d’intérêt public, ils n’ont pas hésité à sacrifier sans scrupule la tranquillité de la nation à leurs passions ou à leurs avantages personnels ». James Hamilton, John Jay, Alexander Madison, The Federalist, with Letters of « Brutus », Cambridge, Cambridge University Press, Lettre 6, p. 20, 2003.

De quoi ce slogan est-il le nom ?

Quand une partie du peuple, des plus jeunes aux plus vieux se mettent à scander en chorus « Macky Sall, dictateur !», défiant cette force policière omniprésente, gantée et armée jusqu’aux dents, c’est qu’il y a le relent d’une plaie saignante au cœur de la République qui menace le vivre-ensemble.

Quand les appareils et les autorités chargés de protéger les citoyens et garantir leur droit constitutionnel d’émettre des opinions différentes, participent à la menace de cette liberté, celle- là même que le Président de la République est allée défendre à Paris, après les attentats de Charlie Hebdo en 2015, c’est qu’il y a une véritable escroquerie démocratique, une trahison éhontée de nos espérances les plus élémentaires, parmi lesquelles l’égalité de tous et toutes les citoyen.n.e.s. (isonomia).

Quand, il y a, entre les principes énoncés et rabattus à la face du monde sur la démocratie l’interposition d’un ensemble de pratiques insidieuses sapant le projet d’émancipation démocratique et dont l’un des corollaires les plus essentiels est la justice sociale, alors qu’une partie du peuple est privée du minimum vital du fait de l’accaparement des ressources disponibles par une minorité politicienne méprisante et arrogante, c’est la démoncratie.

Mais se pourrait-il que nos élu.e.s politiques soient simplement à mille lieux de s’imaginer ce qu’est la Démocratie ! Que les fondements de la tradition démocratique occidentale dont ils/elles aiment tant se vanter commencent « quand tombe la tête du roi » , qu’elle excède même le cadre des règles instituées. En effet, la démocratie « substitue à la notion d’un régime réglé par des lois, d’un pouvoir légitime, un régime fondé sur la légitimité du débat sur le légitime et l’illégitime – débat nécessairement sans garant et sans terme » . Mais si la démocratie est donc par excellence, le régime de l’indétermination et de l’inachèvement, sa moelle substantifique réside dans la mise en place d’un cadre juridico-politique, l’État , institutionnalisant le conflit par la discussion et la délibération et qui permet de dépasser l’expression violente des intérêts des individus et des communautés relevant de processus d’identifications différents, voire incompatibles ? .

C’est d’ailleurs dans le même esprit que les Dogons du Mali ont érigé dans chaque village et quartier une case (Toguna) , à hauteur d’homme, pour contenir la violence bestiale en rendant impossible toute station debout, lorsque sont débattus les problèmes de la communauté .
Mais ne se pourrait-il pas aussi que nos élu.e.s soient seulement obnubilé.e.s par une conception instrumentale du pouvoir puisqu’ils/elles s’enorgueillissent ouvertement d’une assimilation, peut-être anachronique, du Prince où Machiavel, dans une Italie divisée en une vingtaine de principautés en conflit , incitait ce dernier à se faire craindre et obéir par ses sujets qu’à montrer des qualités morales et humaines.

Aussi, quelle que soit la fascination que les modèles politiques occidentocentrés peuvent exercer sur nos élites politiques et intellectuelles, toute expérience politique se pense à l’intérieur d’un ensemble de processus socio-historiques. Par exemple, l’expérience démocratique africaine et/ou sénégalaise, aux antipodes de la tradition occidentale, est enracinée dans une spécificité radicale, l’assumation décomplexée de la non désintrication de la politique et du religieux.

Mais, en dépit de ces processus socio-historiques qui ont présidé à l’avènement de l’État postcolonial en Afrique au point qu’au lendemain des indépendances africaines aucun gouvernement n’a pu s’installer et se consolider sans faire allégeance à l’autorité maraboutique et religieuse , il n’en demeure pas moins que la démocratie relève d’un lieu vide, celui-là même dont parle Lefort évoquant l’essence du pouvoir politique en des ter termes très précis :
« Le pouvoir apparaît comme un lieu vide et ceux qui l’exercent comme de simples mortels qui ne l’occupent que temporairement ou ne sauraient s’y installer que par la force ou par la ruse ; point de loi qui puisse se fixer, dont les énoncés ne soient contestables, les fondements susceptibles d’être remis en question ; enfin, point de représentation d’un centre et des contours de la société : l’unité ne saurait désormais effacer la division sociale ».

J’ai essayé de rappeler quelques principes ici, en dehors de tout parti pris, parce que le coq a déjà chanté, une aube nouvelle doit se lever et une autre histoire de la Res publica, s’écrire. S’entêter, c’est effracter des consciences déjà abimées, en les jetant dans le gouffre. Même si la réflexion peut jaillir au bord du gouffre, celui-ci terrifie par l’obscurité qui en découle et sa profondeur tel le tonneau des Danaïdes qui n’a pas de fond. La terreur qu’il installe dans l’être , rend le traumatisme perpétuel. Or, le traumatisme nous dit Derrida, « reste traumatisant et incurable parce qu’il vient de l’avenir (…) Le traumatisme a lieu là où l’on est blessé par une blessure qui n’a pas encore eu lieu, de façon effective et autrement que par le signal de son annonce. Sa temporalisation procède de l’avenir » .

Blondin Cissé est philosophe, enseignant-chercheur au Centre d’étude des Religions (CER) de l’UFR des Civilisations, Religions, Arts et Communication (CRAC)- Université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal).

Notes:
Même si c’est pour avoir l’onction d’un Occident adossé à l’universalité de sa civilisation en vertu de laquelle sont imposée ses paradigmes fixant les critères démocratiques sans tenir compte de ces expériences politiques endogènes menées ailleurs, comme la Révolution du Torodo de Cerno Souleymane Baal en 1776, treize ans avant la Révolution française, même enracinée dans la culture arabo-musulmane, l’existence de lieux spécialement aménagés pour gérer les conflits dans les sociétés africaine (cf. Les cases à Palabres appelées Toguna chez les Dogons), le cousinage à plaisanterie etc.

2Cf. Les révolutions américaine et française (1776, 1789°
3Cf. Claude Lefort, L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1994, p. 172.
4Claude Lefort, Essais sur le politique, Paris, Seuil, 1986, p.53
5Selon Miguel Abensour, la vérité de la démocratie serait dans son mouvement contre l’État car il y’aurait une dissonance entre la démocratie est l’Etat ; d’où ses propos : « C’est à la position contre que l’on doit l’institution de la cité démocratique qui rend au conflit la force créatrice de liberté », M. Abensour, La démocratie contre l’Etat, Paris, PUF, 1997, p. 108.
6Cf. Claude Lefort, ibid.
7 E. Tassin, « Qu’est-ce qu’un sujet politique? » Revue Esprit, n°3-4, Mars-Avril 1997, p.133
8Abri des hommes
9Voici, la description qu’en donne Bruno Mignot : « La case à Palabres est orientée dans le sens Nord-Sud avec un toit très bas (à environ, 1,20 m du sol) obligeant les hommes à rester assis, et les empêchant d’en venir aux mains en cas de discorde. Ainsi tout différend ne peut se régler que par la parole ! », https://www.bruno-mignot.com/galeries/poteaux-toguna/379-grand-poteau-de-case-toguna-dogon-mali-pilier-toguna.html

10 Nicolas, Machiavel, Le Prince, Paris, Flammarion, 2006.
11 Sans doute, le père de la philosophie politique moderne, a voulu, du fond de son exil en Toscane, être à nouveau dans les bonnes grâces du pouvoir des Médicis. Le Prince est dédicacé à Laurent de Médicis (Cf. Vie de Machiavel, Roberto Ridolfi, Paris, Les Belles lettres, 2019.
12 Faisant du guide religieux un symbole d’autonomie et d’affirmation face au pouvoir colonial.
13 Blondin Cissé, « Les espaces clos : objet refuge et expression du radicalisme religieux au Sénégal », Dakar, CODESRIA, 2013.

14 Claude Lefort, L’invention démocratique, Fayard, Paris, 1981, p. 172.
15Cf. « Celui qui lutte contre les monstres doit veiller à ne pas le devenir lui-même. Et quand ton regard pénètre longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi pénètre en toi » F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Pensée 146, Paris, Mercure de France, traduit par Henri Albert, 1913
16 Jacques Derrida, Voyous, Paris, Galilée, p. 148, 2003.

Saër DIAL

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