Journalistes arrêtés, bavures policières, citoyens kidnappés… : l’imposture démocratique au Sénégal Pape Nouha Souane, journaliste

« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », notait Albert Camus, épris de justice, de liberté et de vérité, dans un article consacré au philosophe Brice Patain, dans Combat. Un goût profond pour la liberté. Le Sénégal connaît une flambée de violence sur fond de tensions politiques.

Une partie des acteurs de la presse sénégalaise n’est pas épargnée par l’aveuglement du pouvoir judiciaire. Piqué par des critiques journalistiques, qui dénoncent ses orientations politiques, le régime du Président MackySall met en mouvement la machine judiciaire : traque des esprits critiques. Journalistes interpellés et arrêtés : Pape Ndiaye de Walf pour « diffusion de fausses nouvelles » et Serigne Saliou Gueye pour les délits « outrage à magistrat, d’usurpation de fonction de journaliste » (alors qu’il exerce ce métier depuis une vingtaine d’années).

Certains reporters qui couvrent les manifestations sont malmenés, brutalisés, et parfois agressés par des policiers. On assiste à une banalisation de la bavure policière à l’endroit des citoyens et dela presse. Et rien ne justifie ces séries d’arrestation répétitive de journalistes.

«Lorsque deux journalistes-Pape Ndiaye et PapeAlé Niang- très connus sont arrêtés et poursuivis en quelques mois dans l’exercice de leurs fonctions, c’est que la situation est grave. Ce n’est pas acceptable en démocratie, où le droit d’informer est inscrit dans la Constitution », rappelle Me Sarr cité par le « MondeAfrique » du 08 mars 2023.

Ces pratiques rétrogrades érodent l’image du Sénégal en Afrique, et hors des frontières du continent. Surtout qu’ilse targue d’être une « vitrine démocratique » enAfrique.Avec cette montée exponentielle de dérive protéiforme, le régime du Président Macky Sall « déconsolide » les acquis démocratiques du pays, en termes de libertés d’expression et d’opinion. Ils s’effondrent face à ses agissements.

Démocratie étranglée.

Au fond, le tort de ces journalistes arrêtés, c’est d’avoir interpellé et questionné les orientations politiques du régime, de jeter un regard critique surle pouvoir judiciaire, et la façon « arbitraire » avec laquelle il est actionné. Citoyens sénégalais, ils ont tout demême le droit d’émettre des avis les plus virulents sur la justice de leur pays. Conviction confortée par le journaliste Ibrahima Lissa Faye, président de l’Association presse en ligne (Appel) : « Le pouvoir a décidé de museler et d’intimider la presse pour que les journalistes aient peur et ne traitent plus de dossiers sensibles. On sent une volonté de l’Etat de casser des journalistes pour qu’ils s’autocensurent ».

Ils sont arrêtés pour avoir exposé les méthodes judiciaires connues et dites « parcellaires », « brutales », « aveugles », « expéditives » et « iniques ». Cette régression des libertés publiques est inacceptable. Au regard de ces tous événements de ces derniers jours et mois, y compris les kidnappings de citoyens ou « activistes » dans les rues du pays par des personnes sans aucune identité, prouvent à suffisance l’état de déliquescence des libertés publiques.

Et les gouvernants semblent concevoir le pouvoir comme une « machine à réprimer et à neutraliser » des gouvernés. Avec des « nervis » armés qui les côtoient, des policiers tirent à balles réelles sur des manifestants. Conséquences: des pertes de vie humaine, certaines victimes en sortent avec des séquelles, lourdes conséquences socio-économiques. Malgré tout, le régime continue de kidnapper les voix discordantes.

Curieux d’interpeller des journalistes

A l’ère des progrès techniques, des opportunités qu’offrent les Technologies de l’information et de la communication (TIC), outils qui ont contribué à faire tomber des régimes autoritaires (printemps dans le monde arabe), vouloir confiner les libertés dans le sens de ses propres intérêts, c’est filer droit vers l’irréalisable. Symbolisé en grande partie, au niveau international, par la chute du mur de Berlin en 1989, l’effondrement des régimes totalitaires et autoritaires. Et l’ouverture démocratique périlleuse à ses débuts (phase d’apprentissage de la démocratie) enAfrique (1980, 1990, 2000…)

. Les gouvernants doivent se souvenir de ces faits historiques. Autrement dit : cette introspection historique permet de dire que l’époque de la pensée unique est révolue. Les sociétés sont ouvertes : le secret menacé de disparaître. Au regard de ces mutations, gouverner, aujourd’hui, c’est accepter la logique de la co-construction, de la participation citoyenne. Ce qui suppose une circulation de l’information entre gouvernants et gouvernés. Une presse libre. C’est donc curieux d’interpeller et d’arrêter des journalistes dans ce contexte. Avoir une partie de la presse privée à sa solde, celle dite « publique » a une ligne directrice bien connue (faire la promotion et l’éloge du régime.

Leurs lignes sont allergiques à la pensée critique). D’ailleurs rares sont les employés du public qui osent s’afficher pour dénoncer ou même exprimer quelques mots de solidarité aux confrères arrêtés. Ainsi, mobiliser une armada d’«influenceurs », et qui n’ont aucune once d’influence sur une opinion publique avertie, cela n’empêche pas la pensée critique.

Accepter la culture démocratique, les spin doctors, « ingénieurs du chaos » …

La démocratie a un prix. Et, vivre en démocratie, c’est accepter l’avènement d’un espace public conflictuel, civilisé et organisé. Le plus « fort » n’a pas à réduire le « faible » à sa plus simple expression en faisant recours à la force. Vivre en démocratie, c’est aussi avoir le droit de résister face à une situation injuste, se tenir debout pour une presse libre, s’affirmer et exprimer son désaccord sans s’inquiéter…Le tout dans un cadre normé et organisé, respectant la loi. Au régime du Président Macky Sall de créer les conditions de cette sérénité pour sortir le pays de l’impasse, épargner les professionnels de l’information de cette traque.

Le chaos profite au chaos. Personne ne peut en tirer profit. Il faut dire que la démocratie suppose une culture de la contradiction sans cession, fait même appel à des informations qui dérangent, embêtent ou bousculent le pouvoir, les gouvernants. Le citoyen averti et informé les soumet à la transparence. Parce qu’ils ne sont pas toujours prompts à dire la vérité. Il leur arrive de mentir, de se livrer à la manipulation, de colporter de fausses nouvelles.

On les appelle : spin doctors, « maîtres du faire croire », « ingénieurs du chaos », « persuadeurs clandestins » ou « ingénieurs de l’âme humaine ». « Ils ont tous fait profession de nous manipuler pour servir des projets politiques, industriels ou commerciaux et façonnent ainsi le monde dans lequel nous vivons.

Qu’ils soient publicitaires, communicants, propagandistes politiques, lobbyistes, scientifiques, cinéastes ou hommes de télévision, ils sont passés maîtres dans l’art de la persuasion, un art qu’ils ont sans cesse perfectionné en tirant profit des avancées des sciences et des techniques, jusqu’à mettre au point, à l’ère numérique, de véritables armes de manipulation de masse.

Il n’est pas aisé d’admettre que l’on puisse ainsi être manipulé au quotidien, tant l’art de la persuasion des foules est associé, dans nos esprits, aux régimes autoritaires et totalitaires. Pourtant, cette pratique trouve bel et bien son origine dans la démocratie où, faute de pouvoir agir sur les comportements par la contrainte, il est depuis longtemps  fait recours à la persuasion, qui consiste à agir en douceur sur les conduits des individus, soit pour les amener à être convaincus de quelque chose, soit pour les engager dans une action. C’est au sein de la démocratie athénienne qu’apparaît la forme la plus ancienne de la persuasion, la rhétorique, cet art du discours» (David Colon, 2023), « les maîtres de la manipulation : un siècle de persuasion de masse »

Mosaïque médiatique viciée, espace public pollué, règne de la terreur 2.0, etc

« Nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir absolument raison », disait naguère Albert Camus (Jean Birnbaum, « Le courage de la nuance »). Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui utilisent les réseaux sociaux à avoir fait ce constat, tant l’air est irrespirable. L’environnement médiatique sénégalais est marqué par un désastre intellectuel.

On le constate avec l’appauvrissement des débats : ils polluent l’espace public. Ce dernier est aussi marqué par l’émergence d’une opinion publique quisombre dansla violence. Elle est complexe à manager.

De nouveaux « diffuseurs » ou « colporteurs d’informations » voient le jour : « stars virtuelles » à front sur tous les sujets de société. Le paysage médiatique virtuel du pays ne se contente pas seulement d’être un ramassis de « menteurs », de colporteurs de fausses nouvelles, de crétins fabriqués par des « followers » dispensés ou dépouillés d’esprit critique, mais surtout qu’ils détruisent l’espace culturel. C’est-à-dire une pensée rabougrie en quelques mots : colporter des provocations, de fausses nouvelles, des insultes…

Objectif : pour que ça saigne. Quête de buzz à tout prix.

« Les réseaux sociaux sont devenus une arène où le débat est remplacé par le combat : chacun, craignant d’y rencontrer un contradicteur, préfère traquer cent ennemis. Au-delà même de Twitter ou de Facebook, le champ intellectuel et médiatique se confond avec un champ de bataille où tous les coups sont permis. Partout de féroces prêcheurs préfèrent attiser les haines les plutôt qu’éclairer les esprits », constate Jean Birnbaum.

Son triste constat dressé présente le côté « FolieCratie » de ces outils technologiques. Cette scène médiatique est une triste calamité pour notre écosystème médiatique très fatigué, à bout de souffle.

Faut faire avec, Hélas mille fois ! S’accommoder, en ayant en ceci en tête : dans le brouhaha des conneries diffusées et partagées en masse (diktat du buzz oblige ou courses aux « likes ), des meutes vindicatives, il n’y a pas plus radical que la prudence, la pondération, la nuance…Prendre position dans ce brouhaha, c’est accepter d’entendre : « faire le jeu de », roulez pour… Et bonjour la suspicion.

Dans ce brouhaha médiatique et virtuel trouble, des « journalistes » pensent être des « vedettes », alors qu’ils se montrent incapables de bien mener une interview (parce qu’un bon entretien commence aussi par le filtre des invités), genre journalistique le plus facile. En réalité, les interviews qu’ils font contribuent à alimenter le brouhaha, la pollution visuelle et sonore, vicient et saturent l’espace public. Le citoyen sénégalais évolue dans un écosystème médiatique très diversifié. C’est un désordre démocratique. Il est submergé d’informations, exposé facilement à la manipulation.

Les journalistes doivent pouvoir contribuer à l’éclairer dans le choix de ses représentants, sur la gestion des affaires publiques, favoriser le bouillonnement des idées dans l’espace public. Clairement, avec ces lignes, on constate que le journaliste joue un rôle social important dans la démocratie.

« Mon métier, il est d’abord d’être au rendez-vous du droit de savoir des citoyens. Ma compétence, c’est d’être capable de vous fournir des informations d’intérêt public au service des citoyens pour qu’ils soient libres et autonomes dans leurs choix », Edwy Plenel, journaliste, membre fondateur de Médiapart.

Pape Nouha Souane, journaliste

Michel DIEYE

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Michel DIEYE

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