Appel pour un exode massif de médecins africains francophones : Les confidences inquiétantes de leurs collègues sénégalais établis en France

L’Obs-Face à un gap de personnel médical, surtout dans les campagnes, la France a ouvert une nouvelle voie pour un exode massif de médecins africains francophones en général et Sénégalais en particulier. Le projet de loi présenté en Conseil des ministres, le 1er février dernier, prévoit de faciliter la régulation des travailleurs. Seulement, les réalités du terrain risquent de créer la désillusion chez certains médecins qui tenteront l’aventure. L’Observateur a recueilli des confidences de médecins sénégalais établis en France. Ils tirent la sonnette d’alarme.

La saignée n’est plus à démontrer. Elle est bien réelle. Et malgré l’indisponibilité de statistiques fiables, la fuite des cerveaux du Sénégal vers la France est une réalité surtout dans le domaine de la médecine. La tendance s’est accentuée ces dernières années, avec un besoin de plus en plus croissant pour la France qui a enregistré de fortes pertes du personnel médical à la sortie de la pandémie de la crise sanitaire de Covid-19.

Confrontée à un réel problème de médecins pour les 10 prochaines années, la France compte résorber son gap en faisant appel à l’ancienne colonie, l’Afrique francophone. Ainsi, pour faciliter l’accueil d’un nouveau personnel médical après le départ des médecins de l’Europe de l’est et des infirmiers espagnols, l’Etat français a présenté le 1er février dernier, un nouveau projet de loi «immigration et intégration».

Ce projet destiné à «améliorer l’attractivité» de la France, est un nouveau titre de séjour pluriannuel d’une durée maximale de treize mois renouvelable une fois dénommé «talent-professions médicales et de pharmacie». Il concernera les médecins étrangers, quelle que soit leur spécialité, les sages-femmes, les chirurgiens dentistes et les pharmaciens.

Ce nouvel appel va accentuer le mal du Sénégal confronté déjà à un déficit criant de personnel médical surtout de médecins spécialistes dans certains domaines. Aujourd’hui, si la France dit améliorer son attractivité pour cette catégorie de travailleurs, les réalités du terrain semblent être autres. C’est du moins ce que témoignent des médecins sénégalais établis en France depuis près d’une vingtaine d’années.

«Que ceux (médecins) qui comptent venir soient prêts, parce que ce ne sera pas l’eldorado, ils vont travailler du matin au soir en campagne…»

Urgentiste au Groupe Sos Médecins de Bordeaux, Dr Marie-Claire Diara n’encourage pas ses collègues établis au Sénégal de tenter l’aventure en France. Très imprégnée des modes d’exercice (privé et public) de la médecine en France, Dr Diarra prévient que si on leur ouvre les frontières, c’est pour résorber le gap noté dans les campagnes.

Dr Marie-Claire Diara : «Que ceux qui comptent venir soient prêts, parce que ce ne séparas l’eldorado. Ils seront envoyés dans les campagnes et ils vont travailler du matin au soir. Un médecin qui vient d’ailleurs peut être très vite isolé. Il y aura aussi la problématique de l’acclimatation et du regroupement familial. Ce qui est sûr, c’est qu’ils ne seront pas dans la Côte d’Azur parce qu’il y a trop de médecins. Ils seront donc là où il en manque comme le centre de la France et le Nord-est, qui sont des endroits un peu isolés où il n’est pas facile de circuler.

Le facteur climatique va être important. Il faut être prêt moralement aussi parce qu’ils ne seront pas dans les grandes villes et il y aura un isolement, même s’ils sont avec leur famille. En plus, ils n’auront pas ici les relations très sociales qu’ils avaient au Sénégal. Il n’y a pas ce tissu social ici. Ce n’est pas très facile d’intégrer en France.

Même les médecins qui avaient quitté l’Europe de l’Est ne sont pas restés. On avait ouvert aussi les portes aux infirmiers espagnols, eux aussi, ils ne sont pas restés, ils sont repartis. Je suis très étonnée de voir des gens qui risquent leur vie ou qui voyagent dans des conditions difficiles pour un eldorado qui n’existe pas. Maintenant, si on dit aux médecins qu’ils peuvent voyager avec une carte de séjour, c’est sûr qu’il y aura certains qui vont tenter, mais il faut qu’ils soient prêts. En plus, il y a beaucoup de papiers à faire une fois ici vis-à-vis de la sécurité sociale», prévient elle.

«S’ils viennent, ils vont galérer»

Cardiologue, Docteur Ngom en rajoute une couche. Arrivé en tant qu’étudiant et ayant vécu plus d’une vingtaine d’années en France, Dr Ngom connaît bien la problématique. D’après le cardiologue, ceux qui vont venir avec ce nouveau projet, ne vont pas exercer dans les mêmes conditions que les médecins français parce qu’ils n’ont pas le même cursus.

«Ils seront donc encadrés et ils vont travailler dans les hôpitaux et les structures sanitaires où la France a besoin de médecins. Ils n’ont pas le droit de s’installer en privé et ils n’auront pas de choix, ils iront forcément dans la campagne. Après pour pouvoir intégrer le circuit  normal, il va falloir qu’ils fassent des concours et examens d’abord. Et pour valider cela, il faut au moins trois à quatre ans. Et ce ne sera pas facile, c’est la galère. Il faut être courageux parce qu’ils vont faire ce que les autres ne veulent pas faire. C’est sûr que s’ils viennent, ils vont galérer», prévient-il.

Au-delà du temps et de l’environnement social, Dr Ngom souligne qu’il y a le problème de la pratique médicale en France qui est compliquée.

«En plus, tu es assujetti parce que tu as un titre de séjour annuel et renouvelable. Donc, tues assujetti à leur bon vouloir. Ils peuvent te jeter quand ils veulent. Il n’y a pas de sécurité au travail. Ainsi, tu ne peux pas te projeter, tu ne peux pas faire de prêt pour acheter un appartement. Tu es obligé d’être en location. En tout cas, je ne leur conseille pas de prendre le risque d’abandonner leur boulot au Sénégal pour venir travailler en France. Au Sénégal, quand tu es dans le privé, tu travailles bien, tu peux gagner ta vie mieux que ceux qui sont en France. Même nous qui sommes ici, nous tentons d’avoir un pied au Sénégal pour y retourner», confie-t-il.

Pour sa part, Dr Mamadou Mansour Diouf, anesthésiste-réanimateur, estime que c’est l’Etat du Sénégal qui doit motiver les médecins sénégalais pour qu’ils n’ambitionnent pas d’aller ailleurs pour exercer leur métier. «Quand on venait en France, ce n’était pas comme ça. On a fait le parcours du combattant avant d’avoir l’autorisation d’exercer ici parce qu’il n’y avait pas un déficit criant de médecins. Aujourd’hui, la France cherche des solutions à ses problèmes, maintenant c’est à l’Etat du Sénégal de trouver les mécanismes pour retenir les médecins qu’il a formés», indique-t-il.

Produit de l’Ecole militaire de santé (Ems) de Dakar, Dr Diouf fait savoir que les gens sont libres de partir, mais seulement, prévient-il, les conditions de vie et de travail ne sont pas aussi faciles qu’on l’imagine. «Si des gens décident de venir en France qu’ils soient prêts et qu’ils s’attendent à tout pour éviter la désillusion», ajoute-t-il.

L’Obs

Oumou Khaïry NDIAYE
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