Entre performance industrielle et justice paysanne : redéfinir les indicateurs de réussite de la campagne arachidière au Sénégal

Par Dr Aliou Gori Diouf, Okoor Mayeh- Introduction

La communication officielle autour des résultats de la campagne arachidière 2024-2025 au Sénégal s’est fortement focalisée sur la couverture des besoins des usines de transformation de la SONACOS, présentée comme un succès majeur. Cette lecture technocratique du succès agricole, bien que légitime, occulte des réalités fondamentales : la marginalisation des exploitations familiales, la faiblesse des revenus agricoles, les contraintes de commercialisation, et la perpétuation d’un modèle agricole hérité de la colonisation.

 

  1. La couverture des besoins des unités de la SONACOS, une avancée à saluer mais un indicateur biaisé de réussite de la campagne agricole

Le ministère de l’Agriculture a largement communiqué ces derniers sur la satisfaction des besoins en graines des usines de transformation de la SONACOS, à Kaolack et Ziguinchor, soulignant qu’il s’agissait d’une première depuis plus d’une décennie. Il faut souligner que le fait d’avoir couvert les besoins en graines d’arachide des unités de transformation de la SONACOS constitue une avancée notable.

Cette réussite permet de préserver l’activité industrielle de transformation, de contribuer à la création d’emplois, et de renforcer la position du Sénégal sur les marchés internationaux en tant qu’acteur crédible dans la production et la transformation de l’arachide. Surtout que pendant plusieurs années, ces unités étaient confrontées à une pénurie chronique de matière première, menaçant leur viabilité et leur pérennité. En ce sens, l’effort déployé par le gouvernement pour assurer leur approvisionnement mérite d’être salué. Elle a évité l’effondrement d’un pan stratégique de l’économie agricole, notamment en maintenant la production nationale d’huile et de sous-produits dérivés de l’arachide. Ce progrès est réel.

Cependant, cette avancée industrielle ne saurait à elle seule constituer l’indicateur de réussite de la campagne arachidière. Elle doit être complétée par une lecture sociale, territoriale et économique plus large, prenant en compte les performances et les conditions de vie des exploitations familiales.

 

La forte médiatisation par le ministère de l’agriculture sur la satisfaction des besoins en graines d’arachides de la SONACOS donne l’impression que la principale priorité de la politique arachidière est de répondre à la demande industrielle. Certes, relancer l’industrie est un objectif légitime et vital, et est cohérent avec les ambitions du nouveau régime en matière d’industrialisation, mais la communication du gouvernement devrait plutôt être axée sur l’ensemble des aspects de la campagne agricole et non être focalisée sur la performance des huileries. Cela constitue un biais stratégique dans l’appréciation de la qualité de la campagne agricole.

La politique arachidière ne peut être réduite à l’objectif de faire tourner les usines à plein régime. Ce critère est à la fois réducteur, partiel et manipulable, puisque l’interdiction d’exporter les graines d’arachide a elle seule suffi, en un temps très court, à garantir l’approvisionnement des unités industrielles. Il ne reflète donc ni la santé réelle du secteur, ni l’impact sur les producteurs.

 

  1. L’invisibilisation des producteurs conduit à l’appauvrissement rural

Cette logique industrielle masque la situation réelle des producteurs. Dans le cadre de la campagne 2024-2025, de nombreux paysans se sont retrouvés avec des productions invendues ou vendues à perte. Même en cas de mauvaise campagne agriole, la SONACOS ne peut acheter toute la production arachidière des paysans. La SONACOS ne disposant pas de la capacité d’absorber l’ensemble de la production nationale, et les exportations étant interdites, les paysans ont dû bazarder leurs récoltes à des prix bien en dessous du prix plancher fixé par l’État.

Cette situation a renforcé leur précarité, dans un contexte où la majorité d’entre eux accumule chaque année des besoins et des dettes dès le mois de mai déjà en prévision de la saison suivante. Exiger d’un paysan qu’il attende plusieurs mois pour vendre, alors qu’il n’a pas de revenus intermédiaires, est irréaliste et injuste. Si la commercialisation de la production arachidière a été un succès pour les unités industrielles de la SONACOS, elle n’a pas été favorable au monde paysan surtout dans le Saloum, alors qu’elle est décisive dans le calcul de ses revenus. La pauvreté rurale est directement ainsi accentuée..

 

  1. La monoculture saisonnière, un des fondement de la faiblesse structurelle de la contribution de l’agriculture au PIB

Le modèle agricole dominant qui prévaut au Sénégal contraint les producteurs à une activité agricole de 3 à 4 mois pendant l’hivernage, les laissant oisifs durant huit mois, sans revenu ni perspective productive. Cette oisiveté structurelle est l’une des causes profondes de la pauvreté rurale. Tant que l’arachide restera confinée à un calendrier strictement pluvial, et que les autres spéculations ne seront pas promues, les zones rurales resteront fragiles.

La réussite agricole ne devrait pas être pensée uniquement en fonction du fonctionnement en plein régime des unités de transformation de la SONACOS, mais en intégrant i) la transformation de toute la production nationale que la SONACOS a du mal à réaliser, les rendements des exploitations familiales, ii) la diversification des cultures, la production hors saison, et iii) la valorisation écologique des cycles agricoles, qui consiste à ne pas se contenter de suivre passivement les saisons climatiques (saison pluvieuse), mais qui s’appuie activement sur la connaissance des dynamiques naturelles, des écosystèmes, des sols, des ressources en eau, et des interactions biologiques pour optimiser la production agricole tout au long de l’année, sans dégrader l’environnement. Cela suppose un changement de paradigme de gouvernance, une sortie du schéma colonial qui consistait à concentrer l’effort public à la veille de l’hivernage et à tout miser sur une seule campagne annuelle.

 

  1. La répartition inéquitable de la valeur ajoutée de l’économie arachidière, un modèle extractif hérité de la colonisation

Depuis l’époque coloniale, la valeur ajoutée de l’économie arachidière échappe au monde rural. À l’époque, ce sont les commerçants libano-syriens et les maisons coloniales qui captaient les profits ; aujourd’hui, ce sont les unités de transformation, les intermédiaires modernes et les acquéreurs et exportateurs de graines dont principalement les chinois. Le dispositif est identique dans ses logiques de captation : les producteurs sont cantonnés à un rôle de fournisseurs de matière première bon marché, sans pouvoir sur la valorisation de leurs produits.

Ce modèle doit être inversé. La justice économique dans le secteur arachidier passe par le renforcement des capacités de transformation des producteurs eux-mêmes, afin de maintenir la valeur ajoutée au sein des territoires et de recréer des économies rurales dynamiques.

 

  1. La démocratisation de la transformation locale des productions agricoles est un levier de développement inclusif et équitable

Encourager les exploitations familiales à s’orienter vers la transformation semi-industrielle puis industrielle de l’arachide permettrait de rééquilibrer la chaîne de valeur. Cela nécessite un accompagnement technique, un accès au financement, et un encadrement institutionnel. Il ne s’agit pas d’opposer petits producteurs et grandes unités industrielles, mais de construire une complémentarité dans un cadre de justice territoriale.

 

Conclusion

La politique arachidière doit changer de cap. Elle ne doit plus être dictée par la saisonnalité des pluies. Elle ne doit pas avoir comme principale boussole la seule logique industrielle. Elle doit s’enraciner dans les réalités paysannes, intégrer pleinement la diversification productive, et la transformation locale. Il est temps de rompre avec les logiques coloniales extractives, et d’ancrer durablement la valeur ajoutée en milieu rural. L’avenir de l’économie arachidière passe par les exploitations familiales, la transformation décentralisée, et une gouvernance inclusive et écologiquement soutenable.

Dieyna SENE
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