Tribune du Samedi | Et si l’enjeu n’était plus la démocratie, mais des libertés éclairées ? Par Chérif Salif Sy

  1. Le piège démocratique : quand la forme supplante le fond

Depuis la fin du XXe siècle, la démocratie s’est imposée comme le mot d’ordre universel et le label de légitimité politique par excellence. Elle est invoquée par les chancelleries, les institutions internationales, les constitutions, les ONG, mais aussi par les régimes autoritaires en quête de respectabilité. Pourtant, derrière cette omniprésence se cache une question dérangeante : qu’est-ce que la démocratie ?

Dans de nombreux pays, y compris en Afrique, la démocratie se réduit à un ensemble de procédures : élections régulières, multipartisme, existence formelle de contre-pouvoirs. Mais ces mécanismes suffisent-ils à garantir une société juste, libre et souveraine ? Rien n’est moins sûr. Le paradoxe est criant : des régimes peuvent être « démocratiques » au sens procédural tout en restreignant la liberté d’expression, en manipulant l’information, en criminalisant la contestation ou en soumettant leur souveraineté aux diktats extérieurs. La démocratie devient alors un simulacre, un théâtre institutionnel qui masque l’absence de libertés réelles.

  1. La liberté éclairée : une exigence plus haute que la démocratie

Face à ce constat, il faut changer de perspective. La démocratie ne doit plus être considérée comme une fin en soi, mais comme un moyen, un outil parmi d’autres, pour atteindre une société dans laquelle les libertés ne sont pas seulement proclamées, mais vécues, défendues et approfondies.

Mais de quelles libertés parle-t-on ? Il ne s’agit pas seulement de libertés formelles (parler, voter, circuler), mais de libertés éclairées, qui permettent à chaque citoyen de comprendre les enjeux, de penser par lui-même, de créer sans entrave, de contester avec lucidité et d’agir en connaissance de cause.

Ces libertés sont épistémiques, stratégiques et vitales. Elles impliquent un accès à une information fiable, à une éducation critique et à des espaces de débat authentiques. Elles supposent également la transparence des institutions, la souveraineté cognitive et la capacité collective à produire du sens.

Dans cette optique, la démocratie n’est légitime que dans la mesure où elle favorise l’extension des libertés éclairées. Elle doit être évaluée non pas sur ses procédures, mais sur sa capacité à produire de la lucidité, de l’autonomie et de la puissance citoyenne.

 

III. Histoire et dérives : quand la démocratie devient un instrument de domination

L’histoire récente regorge d’exemples où la démocratie a servi à légitimer des intérêts extérieurs. Des pays ont ainsi été contraints d’adopter des réformes « démocratiques » dictées par des institutions financières internationales au nom de la bonne gouvernance, mais souvent au détriment de leur souveraineté économique et sociale. Dans ces cas, la démocratie devient un cheval de Troie : elle sert à imposer des modèles normatifs, à affaiblir les résistances populaires et à fragmenter les solidarités nationales. Elle est instrumentalisée pour neutraliser les dynamiques de transformation radicale.

Cette dérive est particulièrement visible en Afrique, où la démocratie est souvent conditionnée à l’adhésion à des dogmes néolibéraux, à la soumission aux marchés et à la dépendance technocratique. Le citoyen devient alors spectateur d’un jeu institutionnel qui ne lui appartient plus. Face à cela, il faut réhabiliter une autre exigence : celle de la liberté souveraine, qui permet à un peuple de définir ses propres normes, ses propres priorités et ses propres récits. Une liberté qui ne se contente pas de voter, mais qui pense, agit et transforme.

  1. Vers un baromètre des libertés éclairées : repenser l’évaluation politique

Pour sortir de l’impasse démocratique, il faut inventer de nouveaux outils d’analyse et d’action. Pourquoi ne pas imaginer un baromètre des libertés éclairées capable de mesurer la qualité réelle d’une société, au-delà des simples indicateurs électoraux ?

Ce baromètre pourrait s’appuyer sur plusieurs axes :

  • l’autonomie cognitive, c’est-à-dire l’accès à une information pluraliste, à une éducation critique et à des savoirs décolonisés ;
  • la lucidité citoyenne, c’est-à-dire la capacité des individus à comprendre les enjeux politiques, économiques et sociaux.
  • autonomie cognitive : accès à une information pluraliste, à une éducation critique et à des savoirs décolonisés ;
  • la puissance d’agir, c’est-à-dire l’existence de mécanismes de mobilisation, de contestation et de transformation.
  • la souveraineté narrative, c’est-à-dire la capacité à produire et diffuser des récits propres, porteurs de sens et d’émancipation.
  • la transparence institutionnelle, c’est-à-dire la lisibilité des décisions publiques, la redevabilité des gouvernants et le contrôle citoyen.

Ce baromètre pourrait devenir un outil stratégique pour repenser la gouvernance, la souveraineté et l’émancipation collective. Il permettrait de poser une question essentielle à chaque société : êtes-vous vraiment libre, ou simplement démocratique ?

  1. Pour une politique de la lucidité : mobiliser, penser, transformer

Il est temps de dépasser les slogans, les rituels et les faux-semblants. Il faut réhabiliter une politique de la lucidité, fondée sur une analyse rigoureuse, une mobilisation narrative et une transformation stratégique. Cela implique de former des citoyens capables de penser par eux-mêmes, de déchiffrer les non-dits institutionnels et de construire leurs propres cadres conceptuels. Cela suppose également de créer des espaces de débat, de production intellectuelle et d’action collective. La démocratie ne doit plus être un mot magique, mais un processus exigeant, qu’il faut sans cesse réinventer. Et surtout, elle ne doit jamais supplanter l’exigence première : celle de la liberté éclairée, lucide et souveraine.

Conclusion : changer de paradigme pour changer de société

Ce texte ne vise pas à condamner la démocratie, mais à l’inviter à se dépasser. Il ne s’agit pas de la sacraliser comme finalité, mais de l’interroger comme moyen. Il ne s’agit plus de se satisfaire de ses formes, mais d’exiger ses effets. L’enjeu n’est pas de choisir entre la démocratie et l’autoritarisme, mais de se poser une autre question : quelle société voulons-nous construire ? Une société de procédures ou une société de libertés ? Une société de façade ou une société de lucidité ? C’est à cette question que nous devons répondre. C’est autour de cette exigence que nous devons nous mobiliser.

Dieyna SENE
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