Peut-on distinguer l’appétit de vivre de la liesse d’exister, de cet étonnement d’être que chaque aube manifeste ?
Nous avons beau ronchonner dans les petits matins blêmes, nous avons beau, parfois, nous lever du pied gauche, et râler d’avance devant les épisodes annoncés d’une journée qui « s’annonce difficile », toujours revient – si fugitif parfois soit-il – ce sentiment magique ou merveilleux d’être là, de palpiter, de nous éveiller à la vie comme au sortir du ventre maternel. Et, le soleil se montrant, de le voir apparaître pour la première fois.
Et pourtant cet appétit de vivre, Dieu sait que beaucoup semblent l’avoir perdu. C’est bien que la vie peut être fardeau, plus que carburant ou nourriture. Plus peine que grâce. Plus punition que viatique…
Les raisonnements ont alors peu de part : on n’a pas à «convaincre» quelqu’un, à coups d’arguments, que la vie est belle. On n’a pas à aligner la liste des dix ou douze raisons raisonnables devant pousser à admettre que la vie est bonne. C’est au cœur de chacun que se livre le combat entre désir de vivre et lassitude d’exister. Cela ne se décrète pas.
Alors, évidemment, il y a quelque gêne à s’exprimer joyeusement au sujet de la vie quand d’autres n’en ressentent pas les jovialités, ou n’en éprouvent nulle envie.
On ne va pas se mettre à plastronner devant les abattus, les appeler à se redresser, à batailler. Comment siffloter devant le malheur ? Comment appeler à «de l’entrain, de la gaieté, de la bonne humeur » au passage des vaincus de la vie et de la détresse, de la maladie, de l’injustice ?
Il y a carrément de l’indécence à s’afficher affamé de vie. A s’attabler, toutes papilles en attente, au festin de l’existence. Il n’empêche que cela ne dispense pas de témoigner, sans trop de prétention ni d’affichage que l’on est goulu de vie, affamé d’être, jamais lassé longtemps, jamais durablement repu. Et qu’il y a toujours un « après » à vivre après ce que l’on a déjà vécu. Que la perte d’appétit nous vient parfois de l’indigestion de vivre, cela existe aussi mais que cela ne s’installe pas fatalement.
Mince consolation pour les autres : d’avoir faim soi-même ne les nourrit pas. Certes, mais perdre soi-même l’appétit ne le leur rendra pas.
Mais je peux tout aussi bien trouver quelque douceur à me dire qu’un jour je ne serai plus, et par conséquent considérer ce nouveau matin comme une grâce qui m’est offerte.
La valeur de la vie, de la vie présente, ne s’enracine-t-elle pas d’abord dans la connaissance de sa précarité essentielle ?
Tout instant vécu, dès lors qu’il se détache du fond obscur de la mort, prend aussitôt de l’éclat. Il ne s’agit pas d’éprouver une joie constante ni d’être systématiquement heureux (quel enfer !), mais de voir que le mur de la mort est aussi un miroir, un miroir bien poli qui nous oblige à réfléchir nos vies.
En nous confinant dans la finitude, la mort nous rend précieux, pathétiques, émouvants : nul acte accompli qui ne puisse être le dernier, nul visage qui ne soit menacé à l’instant de disparaître.
Comment alors explorer notre expérience actuelle avec une attention particulière?
Plongeons-nous dans le moment présent, nous serons étonnés des merveilles que nous pourrions vivre en étant vraiment là, ici et maintenant.
La magie du moment présent est à portée de main, prête à être découverte.
Un exercice pour accroître notre qualité de regard, pour développer une acuité visuelle, une attention sur tout ce qui nous entoure, nous percute, nous enveloppe, nous touche, tout simplement à sa façon, à sa manière…
Un exercice pour butiner le monde comme les abeilles en comblant un déficit grandissant : la perte d’attention, l’incapacité, au sein de nos précipitations et agitations, à être témoin des mouvances existentielles, à observer le signifiant et le signifié de ce qui anime les êtres et les règnes et tous les mondes naturels…
Être de cela qui « est », symbiotiquement, analogiquement, compassionellement, admirativement, tendrement, avec émotion et avec tous les sens activés pour voir, entendre, comprendre, englober, distinguer, le jeu multiple et varié des expressions et formulations émises par tous les acteurs et actrices de la vie qui s’offre et se donne à notre regard et à son meilleur emploi et usage…
Prendre notes de la musique de l’univers, de tout ce qui constitue la partition du vivre et être de cet accord, de cet entendement, qui nous fait résonner en connivence…
Le monde nous est offert à butiner, comme aux abeilles. Et chaque matin le soleil se lève, chaque soir la nuit nous est donnée. A côté de la part due aux échanges et rétributions, aux équivalences plus ou moins symétriques, il faudrait rappeler la part du commun, du gratuit, du donné pour rien, du non-marchand, du non-appropriable.
Et si nous sommes tellement enclins à accumuler des biens privés, tristement, c’est peut-être simplement parce que nous avons perdu le paradigme mutuel du bien commun, cet éventail par lequel nous assemblons nos façons d’interpréter la gratitude d’exister, cet intervalle entre nous qui définit le monde commun, ce théâtre de la gloire de Dieu.
Il y a un intense bonheur à voir, à avoir vu, à se sentir « bénéficiaire » de l’octroie d’une « image du monde et des mondes » qui passe trop souvent inaperçue en nos courses folles vers notre échéance inéluctable… Et le véritable bonheur ne peut que se partager !…
Capter le « vif de l’instant », être cet enfant intérieur qui ramasse des feuilles-mortes, être la feuille morte qui dévale le ruisseau, le ruisseau qui contourne tout obstacle, l’obstacle qui fait front à ce qui ruisselle, ruisseler avec les mots, avec les sens vers un océan intime et profond de dialogue et de compréhension…
Tel est le sens de la vie. Apprendre à saisir l’instant, savourer la grâce d’être vivant et de pouvoir la partager avec d’autres vivants, ne serait-ce qu’un moment, aussi fugace qu’il puisse être.
Exalter, revenir au bonheur de l’instant présent, c’est un savoir vivre, une façon de se tenir, un devoir, assurément.
Être « naturellement » le « familier » de la splendeur !
K.G 24 juillet 2025