Souveraineté alimentaire : des filières fragilisées face à un marché ouvert Par Babacar Gaye, Fondateur et CEO de la Ferme Balaŋaar

Alors que la souveraineté alimentaire est érigée en priorité nationale, l’agriculture et l’élevage sénégalais continuent d’évoluer dans un marché largement ouvert, exposés à une concurrence internationale subventionnée. Une situation qui fragilise l’ensemble du système productif et interroge la cohérence des politiques publiques.

 

La souveraineté alimentaire s’est imposée comme un élément central du discours public au Sénégal. Elle est invoquée comme une nécessité stratégique, économique et sociale. Pourtant, dans la réalité des marchés, le secteur primaire continue d’évoluer dans un environnement largement ouvert, exposé à une concurrence internationale structurellement inégale, qui fragilise l’ensemble des chaînes de valeurs de l’agriculture et de l’élevage.

 

Le contraste avec l’Europe est éclairant. Depuis hier 18 décembre à Bruxelles, les agriculteurs manifestent contre l’accord de libre-échange avec le Mercosur, dénonçant l’entrée de produits sud-américains aux coûts de production plus faibles et aux normes jugées moins contraignantes. Certains pays hésitent à signer l’accord et l’Union européenne assume une ligne pragmatique : le libre-échange ne peut se faire au détriment de la viabilité des filières agricoles, de la sécurité alimentaire, de la stabilité du monde rural et de l’équilibre commercial. Cette approche tranche avec la situation sénégalaise, où la porosité du marché demeure la règle, souvent sans mécanismes compensatoires. Comble de malheur, nos agriculteurs et éleveurs n’ont ni les moyens institutionnels ni la conscience collective pour lutter contre les distorsions uniques des Accords de Partenariat Économique avec l’Union européenne qui les exposent à une concurrence déloyale.

 

La dépendance du Sénégal aux agriculteurs du reste du monde, commence par les produits de base. Le riz, principal aliment de consommation, reste importé à plus de 50 % des besoins nationaux, pour une consommation annuelle estimée à plus de 1,8 million de tonnes. Le blé, pilier de l’industrie meunière et de la boulangerie, est importé à près de 100 %, avec des volumes annuels dépassant 1,2 million de tonnes. Le sucre et les huiles végétales complètent ce tableau, avec une couverture locale encore insuffisante, malgré l’existence de capacités nationales de production et de transformation.

 

Cette dépendance végétale pèse directement sur l’élevage. Avec la pauvreté des pâturages et l’insuffisance de la production d’ensilage, l’alimentation du bétail repose largement sur des intrants importés, notamment le maïs et le soja, qui constituent l’essentiel des matières premières utilisées dans la fabrication des aliments concentrés. Chaque année, le Sénégal importe plusieurs centaines de milliers de tonnes de ces produits. L’aliment qui représente 60 à 70 % des charges de production en aviculture, fragilise les éleveurs et limite la compétitivité des viandes locales. La filière laitière illustre la même vulnérabilité, le marché restant dominé par le lait en poudre de mauvaise qualité importé, au détriment de la production, la collecte, la transformation locales et de la commercialisation.

 

Agriculture et élevage forment un système productif étroitement imbriqué et durablement déséquilibré par l’incohérence des choix politiques. Le paradoxe est manifeste : le Sénégal importe ce qui nourrit à la fois les populations et le cheptel, tout en affichant avec beaucoup de fierté, l’ambition de la souveraineté alimentaire. Cette dépendance structurelle à l’extérieur, expose le pays aux chocs exogènes, aux fluctuations des cours internationaux et à une pression accrue sur les réserves en devises, alors que la facture alimentaire annuelle se chiffre en centaines de milliards de francs CFA.

 

La souveraineté alimentaire ne peut être ni sectorielle ni partielle. Elle suppose une politique intégrée, articulant productions végétales, élevage, transformation et commercialisation. Elle implique des choix à assumer : sécuriser les filières céréalières et fourragères, réguler les importations lorsque celles-ci découragent les investissements et déstabilisent le marché, investir dans le stockage et l’agro-industrie, et protéger les producteurs locaux face à une concurrence faussée par les subventions des productions étrangères.

 

Aucun pays ne confie son alimentation aux seules lois du marché mondial. L’Europe protège ses agriculteurs, les États-Unis subventionnent massivement les leurs, le Brésil soutient ses filières stratégiques. Le Sénégal ne bâtira sa souveraineté alimentaire qu’en acceptant, lui aussi, le coût politique et économique de la protection de son secteur primaire. À défaut, la souveraineté restera un mot, et la dépendance une réalité.

 

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Dieyna SENE
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