- Le trottoir, cet angle mort de l’urbanisme
Dans l’imaginaire collectif, le trottoir n’est qu’un détail : une simple bande souvent inexistante ou maltraitée et toujours négligée. Une annexe passive de la chaussée, réservée aux piétons… quand elle n’est pas squattée par les voitures, les poubelles, les étals et les “encombrements”. Et pourtant, ce modeste ruban de béton est tout sauf anodin : il est la couture fine, mais essentielle, de nos espaces publics. Il est la première scène de la ville vécue et l’indice le plus visible du respect – ou du mépris – envers les citoyens.
Comme le rappelle Isabelle Baraud-Serfaty dans ses travaux « La ville, c’est la vie ! » et « L’espace public, c’est politique », le trottoir est un espace de frottement entre droit, technique, économie et vie sociale. Il est le point de contact entre le citoyen et la Ville, un révélateur de nos choix collectifs et un bien commun trop souvent sacrifié. Cet endroit où se met en scène le « ballet de la vie urbaine » (selon la formule de Jane Jacobs) mérite une quelque attention.
- Les multiples fonctions du trottoir
En effet, le trottoir est bien plus qu’un lieu de passage. Il incarne la Ville dans ses multiples dimensions :
Mobilité et sécurité : il garantit aux piétons – enfants, personnes âgées, femmes enceintes, personnes à mobilité réduite – le droit fondamental de se déplacer en sécurité. Sans trottoir, il n’y a pas de ville humaine.
Sociabilité : c’est un lieu de palabres, de salutations, de petits commerces, un espace transactionnel où se tisse le lien social au quotidien.
Écologie urbaine : végétalisé, perméable, le trottoir peut accueillir arbres, eaux pluviales et procurer fraîcheur. Il participe à la lutte contre les îlots de chaleur et à la résilience climatique.
Économie informelle : micro-entrepreneurs, vendeurs de rue, cafés de quartier, etc. Le trottoir est une plateforme vivante d’activités, souvent la première source de revenus pour les plus précaires.
Fonction politique : le trottoir est un espace de droits comme marcher, s’arrêter, manifester, s’exprimer. Sa qualité révèle notre conception de la citoyenneté.
Fonction technique : sous le trottoir circulent les veines et nerfs de la ville (câbles, eaux et réseaux divers). En surface, il supporte le mobilier urbain qui rend la ville vivable (lampadaires, bancs, panneaux de signalisation, etc.). .
Mais plus que tout, le trottoir est un excellent outil de diagnostic urbain. Absent, il est révélateur de la ruralité ou d’un manque de planification rigoureuse et ambitieuse. Étroit, il dévoile la cupidité de ceux qui ont autorisé des lotissements avec des rues sans largeur suffisante. Mal conçu, il montre l’incurie de certains urbanistes et ingénieurs. Mal entretenu, il révèle les carences des services municipaux ou de gestion urbaine. Le trottoir dit tant d’autres choses sur nos comportements et nos urbanités. C’est un laboratoire social.
III. À travers le monde : le trottoir comme manifeste urbain
Toutefois, certaines villes innovantes ont compris l’enjeu stratégique du trottoir :
New York, grâce au Center for Active Design, expérimente le curb management, réorganisant intelligemment la rue entre marche, livraison, stationnement et espaces de sociabilité.
Barcelone, avec ses Superblocks, réinvente la ville en réduisant l’espace de la voiture au profit de trottoirs élargis, ombragés et animés. Une petite révolution urbaine tellement inspirante.
Tokyo démontre qu’une densité extrême n’est pas incompatible avec des trottoirs impeccablement gérés, normés, entretenus et inclusifs.
Bogotá ou Medellín investissent dans la marche dans les périphéries en réduisant l’inégalité spatiale grâce à des trottoirs dignes.
Le Walk of Fame de Los Angeles contribue au rayonnement mondial de la cité tandis qu’à New York, les grands noms de la mode et de la couture se lisent sur Fashion Street. Enfin Montréal raconte sa propre histoire grâce à des plaques incrustées à même le trottoir.
Les trottoirs portugais (calçada portuguesa) célèbres pour leurs motifs en mosaïque présentent un tableau original pour le promeneur. Et lorsqu’il y a des fissures ou trous comme à Lyon, l’artiste Ememem leur applique des « pansements » avec des mosaïques colorées (le flacking).
Ces expériences et celles similaires montrent que la marche est un acte politique et le trottoir, un élément central de la vie urbaine. Mieux encore, pendant la pandémie du Covid 19, le trottoir a rappelé toute son importance en permettant d’assurer la distanciation physique des piétons, de faciliter l’attente devant les commerces, de soutenir la logistique des livraisons et d’encourager les déplacements actifs. C’est un levier central d’aménagement et de gouvernance urbaine.
Une ville, ça se vit… à pied
Le charme des Ramblas de Barcelone, des Champs-Élysées, de la 5e Avenue, ne vient pas que de leurs vitrines, mais de leur marchabilité. C’est à pied que l’on découvre une ville, que l’on s’y attache, que l’on s’y reconnaît.
Pourquoi ne pas rêver de “doxantu” citoyens, de déambulations urbaines poétiques et politiques à travers Saint-Louis, Dakar, Thiès, Kaolack ou Ziguinchor ? Pourquoi ne pas réenchanter nos villes à hauteur d’homme ?
- Le Sénégal à hauteur de trottoir : un enjeu oublié, un potentiel immense
Nos villes – de Dakar à Ziguinchor – révèlent un paradoxe criant : dans un pays où la majorité des déplacements se fait à pied (près de 70 % à Dakar, selon le CETUD), les piétons sont les grands oubliés de l’espace urbain. Le constat est flagrant :
– trottoirs absents, dégradés, encombrés, privatisés ;
– garages mécaniques installés là où devraient marcher les enfants ;
– murs d’enceinte et grilles de protection débordant sur le domaine public ;
– trottoirs cannibalisés par les voitures en stationnement. Ainsi, le piéton, dans son droit, est relégué sur la chaussée et livré au danger.
Cette marginalisation du piéton est une violence urbaine ordinaire et une injustice spatiale profonde qui frappe d’abord les plus vulnérables. Il s’agit notamment des personnes à mobilité réduite (PMR).
- Reconquérir les trottoirs : une urgence citoyenne et politique
Il est temps de faire du trottoir une priorité nationale. Concrètement, cela suppose, entre autres :
– l’adoption d’une charte nationale du trottoir, fixant les normes de largeur, de matériaux, d’accessibilité, d’usage et d’entretien ;
– le renforcement des fonds spéciaux d’appui aux communes pour les travaux de réhabilitation ou de construction de trottoirs (ex. FERA) ;
– l’inscription d’indicateurs de qualité des trottoirs dans les budgets-programmes, audits urbains et plans d’aménagement ;
– la mise en place de programmes spéciaux comme “1000 trottoirs pour 1000 quartiers”, alliant planification, emploi local et justice spatiale ;
– la formation des acteurs – urbanistes, ingénieurs, collectivités – à la culture du trottoir comme infrastructure de base ;
– l’organisation de concours citoyens : “la rue la plus marchable”, “le quartier le plus accessible”, etc., pour changer les regards et encourager les mesures incitatives.
Conclusion : Le trottoir est politique
Repenser les trottoirs, c’est beaucoup plus qu’un enjeu d’aménagement. C’est une déclaration : que la ville appartient d’abord à celles et ceux qui la vivent à pied.
Le trottoir est un révélateur. Il dit si la ville est conçue pour l’humain ou pour les voitures. Il dit si l’urbanisme est technocratique ou profondément humain. Il dit si nos quartiers sont pensés intelligemment et gérés avec efficacité. Il dit si une ville est attractive et performante. Il dit si une société protège ses enfants, ses aînés, ses vulnérables et son cadre de vie. Il dit si une société est juste et prospère.
Et surtout, il rappelle que l’urbanisme ne se joue pas uniquement dans les master plans et les grands chantiers, mais aussi… juste sous nos pieds. À hauteur d’homme et ayant pour seule finalité son épanouissement. Alors, faisons du trottoir une œuvre collective et un des points de départ d’une nouvelle politique urbaine.
Oumar Ba
Urbaniste – Citoyen sénégalais
umaralfaaruuq@outlook.com