Pendant des années, la grande distribution au Sénégal s’est développée sous l’impulsion d’acteurs internationaux. Des enseignes comme Auchan se sont installées, ont investi, structuré l’offre commerciale urbaine et capté une part massive de la consommation des ménages. Cette expansion a été perçue à la fois comme un signe de modernité, mais aussi comme un symptôme inquiétant de dépendance commerciale.
Or, dans un contexte où le contrôle des circuits de distribution devient un enjeu stratégique mondial, le Sénégal ne peut plus se contenter d’être un simple terrain d’accueil. Il est temps de réinventer la grande distribution, par et pour les Sénégalais, et de bâtir nos propres champions économiques, capables de rivaliser avec les multinationales sur notre propre sol.
Un tournant historique : EDK rachète Carrefour et Supeco
L’année 2025 marque un basculement : EDK Group, acteur 100 % sénégalais, a racheté l’ensemble des magasins Carrefour Market (3) et Supeco (5), autrefois détenus par CFAO Consumer. Ce rachat n’est pas seulement une opération commerciale : c’est un acte de souveraineté économique, une réappropriation stratégique des circuits de distribution. C’est un signal fort : l’Afrique peut, elle aussi, créer ses propres grandes enseignes de distribution moderne.
EDK, déjà connu pour ses stations-service, ses supermarchés Low Price et ses restaurants Djolof Chicken, prend une nouvelle dimension. Avec plus de 70 points de contact commerciaux, le groupe devient le premier opérateur local de la grande distribution au Sénégal, porteur d’un modèle enraciné dans les réalités nationales.
Pourquoi créer nos propres enseignes est vital
Le Sénégal n’a pas seulement besoin de points de vente bien décorés. Il a besoin d’un modèle économique local, structuré, durable et inclusif. Une grande enseigne sénégalaise n’est pas une simple copie d’un hypermarché occidental avec un nom local : c’est un outil de souveraineté, un levier d’emploi, un moteur industriel.
Nos propres enseignes doivent :
- structurer la demande autour des produits nationaux : riz, mil, légumes, produits transformés made in Sénégal, artisanat, etc. ;
- intégrer la diversité culturelle et les habitudes locales : valorisation du thiéré, nététou, feuilles locales, formats de proximité dans les quartiers et zones rurales ;
- répondre aux besoins réels des consommateurs, à travers des formats accessibles, mobiles, hybrides (physique + digital) ;
- construire un écosystème complet : logistique, entrepôts, digitalisation, gestion, personnel formé, standards de qualité.
Pourquoi cela n’a pas encore marché ?
Beaucoup diront : « Mais Senchan existe ! Pourquoi n’a-t-il pas décollé ? »
La réponse est simple : on ne bâtit pas une souveraineté sur la copie.
De nombreuses initiatives locales ont tenté d’imiter les grandes enseignes étrangères, avec des charges fixes élevées, une gestion rigide, des formats peu adaptés à notre pouvoir d’achat et à nos habitudes. Résultat : des structures fragiles, vulnérables, et trop dépendantes des importations. Les rayons dits « locaux » sont encore remplis de produits venus d’ailleurs, tandis que le made in Sénégal reste exclu, faute d’accès structuré au marché.
Autre problème : le manque d’investissement patient. Construire une grande enseigne, ce n’est pas juste ouvrir un magasin. C’est déployer un réseau, former des équipes, établir des contrats agricoles, investir dans la technologie, faire de la communication, fidéliser une clientèle. Cela demande du temps, du capital, une vision à long terme et un soutien public conséquent.
Ce qu’il faut construire : un écosystème, pas une façade
Le décollage d’enseignes sénégalaises viables passe par une réorganisation complète de notre chaîne de valeur, depuis les champs jusqu’aux rayons. Il faut :
- appuyer nos producteurs, artisans, PME à livrer en qualité, en volumes et dans les délais ;
- développer des plateformes logistiques modernes ;
- digitaliser l’approvisionnement, la gestion des stocks et la distribution ;
- investir dans la formation de professionnels du retail sénégalais ;
- bâtir des partenariats public-privé solides, avec l’appui de la BNDE, du FONSIS, du 3FPT, et des banques de la diaspora.
C’est seulement à ce prix que nous pourrons transformer un supermarché en projet de société, et faire émerger des chaînes commerciales dignes de notre ambition nationale.
Une ambition africaine
Ce que EDK initie aujourd’hui au Sénégal peut demain s’étendre dans toute l’Afrique de l’Ouest francophone. Le continent a besoin de références commerciales africaines, enracinées et modernes à la fois. Des enseignes nées ici, financées ici, gouvernées ici, qui emploient ici, transforment ici, et réinvestissent ici.
Nous avons le droit et le devoir de ne plus être seulement des clients dans nos propres pays, mais des acteurs à part entière de notre économie. La grande distribution est un levier puissant : elle peut créer des dizaines de milliers d’emplois qualifiés, renforcer nos filières agricoles et industrielles, réduire nos importations, et stabiliser les prix.
La bataille du commerce est aussi une bataille politique.
Voulons-nous rester des spectateurs de notre économie, ou choisir enfin d’être les maîtres de notre propre distribution ?
Le rachat de Carrefour et Supeco par EDK n’est pas une fin en soi. C’est le début d’un nouveau modèle. Un modèle africain. Un modèle sénégalais.
Un modèle pensé ici, fait ici, pour nous et par nous.
Il est temps de construire une grande distribution made in Sénégal : inclusive, moderne, enracinée et souveraine.
Par Souleymane Jules Séne, Agrobusiness Sénégal.