La nomination de l’avocat personnel du Premier ministre, qui a défendu le PASTEF dans les affaires judiciaires liées aux événements violents de 2021 et 2024, à la tête du ministère de l’Intérieur, constitue un fait qui mérite que l’on s’y attarde. Ce choix engage bien plus que la composition d’un gouvernement : il met en jeu la crédibilité de l’État et la confiance des citoyens dans leurs institutions.
Le ministère de l’Intérieur est au cœur du dispositif régalien. Il supervise la police judiciaire, oriente les enquêtes, contrôle les services de renseignement et conserve les preuves. Le confier à l’avocat d’un leader et d’un parti directement impliqués dans les crises qu’il doit désormais éclairer revient à placer un arbitre qui fut aussi partie prenante. Le conflit d’intérêts est manifeste.
La situation est d’autant plus sensible que le Premier ministre lui-même a eu des démêlés judiciaires au cours de cette période. Certaines affaires pourraient connaître des rebondissements ou des réouvertures, avec des conséquences sur l’avenir judiciaire et politique du chef du gouvernement. L’issue pourrait lui être profitable, directement ou indirectement, du fait de la nomination de son avocat comme maître des enquêtes.
La justice attendue par les Sénégalais doit pourtant être globale et impartiale.
Par rapport aux morts et aux terreurs, qui ont émaillé la vie politique entre 2021 et 2024, les sénégalais attendent toujours que la lumière soit faite et que justice puisse être rendue aux victimes, dans l’entièreté de la vérité.
Certaines victimes ont pu souffrir de la répression imputée à l’ancien régime, d’autres ont pu été touchées lors des manifestations marquées par des débordements ou des infiltrations, tandis que les forces de sécurité invoqueraient parfois la légitime défense face à des actes de subversion. Une justice équitable doit embrasser toutes ces réalités, et pouvoir enquêter sans distinction ni privilège.
Or, installer à la Place Washington l’avocat d’un camp directement impliqué fait planer un doute profond sur cette impartialité. Comment garantir que les enquêtes ne seront pas orientées, que les renseignements ne seront pas manipulés, que certaines preuves ne disparaîtront pas ? Le risque est grand de voir s’installer une justice sélective, ciblant les responsabilités de l’ancien régime tout en minimisant celles du parti aujourd’hui au pouvoir. La loi d amnistie aidant, pour consacrer une justice des vainqueurs.
Jamais, dans l’histoire récente du Sénégal, une telle configuration n’avait été observée : un Premier ministre concerné par plusieurs affaires judiciaires, et son propre avocat nommé ministre de l’Intérieur, donc en position de contrôler les enquêtes sur ces mêmes dossiers. Cette confusion brouille la séparation des rôles, au détriment de la justice et de la démocratie. Comme le rappelait Montesquieu : « Tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser. » Ici, c’est la confiance même dans les institutions qui est en cause.
Dans un État de droit, les institutions doivent être préservées de tout soupçon. Le conflit d’intérêts est tel qu’il devrait suffire à suspendre cette nomination et, à défaut, à appeler une démission responsable. Une gouvernance saine repose sur la prévention de ces situations, car elles sont la porte d’entrée de la mal gouvernance.
L’alerte citoyenne prend ici toute son importance. La société civile, la presse et l’ensemble des forces démocratiques doivent rappeler que combattre les conflits d’intérêts n’est pas un luxe, mais une condition de droiture, incarnée par le slogan Jub Jubbal Jubbanti. L’appliquer exige des choix courageux, capables de placer l’intérêt général au-dessus des fidélités personnelles.
Que les mots de Kofi Annan, ancien secrétaire général de l’ONU, soient entendus et bien compris :
« La bonne gouvernance est la clé du développement. Elle exige la transparence, la responsabilité et l’absence de conflits d’intérêts qui minent la légitimité de l’État. »
Toutefois, le pays peut compter sur des institutions fortes, une administration solide et des fonctionnaires professionnels, qui incarnent, en silence, la République, et doivent servir de rempart à toute velléité de l’affaiblir.
C’est un test grandeur nature pour l’État de droit.
Souley Wade