Chronique de l’improviste Sous une pluie fine, Dakar chavire Par Henriette Niang Kandé

Il a plu. Une partie de la nuit d’avant et hier dans la matinée. Pas un déluge. Pas un de ces orages spectaculaires qui éclatent d’un coup avant de disparaître. Non, juste une pluie fine, tenace, sournoise, qui s’installe sans bruit depuis la nuit et une partie de la journée et refuse de s’en aller.

Elle ne lave rien. Elle encrasse tout. Dans la capitale, chaque goutte devient une complication, s’infiltrant dans les fissures des trottoirs, gonflant les poubelles déjà débordantes, collant les vêtements sur des peaux moites. Dakar n’est pas noyée, mais engluée, et la bruine obstinée agit comme un révélateur impitoyable de ses failles.

Dans les quartiers, les rues ne ressemblent plus qu’à des mares stagnantes. Les passants n’y voient plus de bitume, seulement un miroir trouble d’eau croupie, où flottent des sachets plastiques, des épluchures légumes, des tasses qui ont servi à boire du café.

Chaque taxi qui s’y aventure avance hésitant, les pneus engloutis par la gadoue. Les piétons, eux, sautillent d’une pierre branlante à un pavé mal scellé, et finissent quelques fois éclaboussés par le passage brutal d’un car Tata, indifférent aux cris indignés. Ce ballet grotesque de la survie urbaine peut être interrompu par les glissades maladroites d’un malchanceux, présent au mauvais endroit, au mauvais moment.

Hier, certaines écoles offraient une rentrée scolaire avec ses images attendrissantes de cartables neufs et de tenues impeccables. Mais leurs abords étaient des arènes d’anarchie. Voitures particulières et bus de ramassage stationnaient comme ils pouvaient, bloquant la chaussée déjà rétrécie par les flaques.

Les klaxons fusent, les enfants zigzaguent entre les pare-chocs, et les trottoirs disparaissent sous les roues. Devant un de ces établissements, un employé, promu régulateur de fortune, agite les bras pour tenter d’ordonner ce capharnaüm. Mais très vite sa mission vire au supplice. Un chauffard lancé à vive allure l’éclabousse d’une gerbe de boue. Mais l’homme trempé, reprend sa tâche, comme un Sisyphe de la circulation.

Dans ce décor, les Dakarois rivalisent d’ingéniosité pour affronter la gadoue. On voit des femmes relever leurs boubous jusqu’aux genoux, enjambant les flaques avec la dignité des acrobates improvisés. Certains jeunes se déchaussent, préférant patauger pieds nus plutôt que d’abîmer des baskets chèrement acquises. D’autres se lancent dans des sauts improbables.

Des motos, en véritables torpilles, foncent à travers la boue, éclaboussant tout sur leur passage. Entre éclats de rire nerveux, jurons adressés au ciel et soupirs de résignation, chacun compose avec l’absurde. À Dakar, marcher devient une punition, et reculer n’est pas une option.

Comme si l’eau n’était pas suffisante, les trottoirs ploient sous les détritus. Plastiques gonflés d’eau, cartons éventrés, restes de repas charriés par le ruissellement s’agglutinent en petites digues immondes. D’anciens marchands ambulants, devenus dans le jargon municipal, des « tabliers » ne cèdent pourtant pas un centimètre. Leurs étals trônent au milieu de ce désordre, imperméabilisés par une toile cirée bleue et l’affaire continue. L’économie de la débrouille ne connaît pas de saison, pas même celle de la pluie.

Sur les routes, d’autres scènes s’improvisent. Des voitures toussotent, s’arrêtent, puis s’ouvrent sur des capots fumants. Les chauffeurs, transformés en mécaniciens de circonstance, plongent les mains dans l’huile et l’eau mêlées, jurant contre la pluie ou contre le destin.

Le tout se fait, bien sûr, en pleine chaussée, sous les regards furieux des automobilistes bloqués derrière eux. Les klaxons, loin de débloquer la situation, deviennent une symphonie de frustration partagée. Ici, la panne n’est pas une exception. C’est la scène d’un théâtre, jouée mille fois, en saison sèche comme en hivernage.

Comme si cela ne suffisait pas, les chantiers de construction ajoutent leur lot de désolation. C’est le cas du quartier du Point E, dont la légende dit qu’il a été créé en 1943 sous le maire Joseph Goux. Planifié, au tracé régulier, il se caractérisait d’abord par un habitat pavillonnaire cossu et des parcelles aérées.

Autrefois havre résidentiel, le Point E a basculé avec une spéculation foncière qui a accéléré la reconstruction en hauteur, effaçant jardins et respirations. Les maisons autrefois plain pieds sont transformées en immeubles dont les rez-de-chaussée se muent en commerces, ateliers et concessionnaires colonisent trottoirs et contre-allées, tandis que le stationnement saturé engorge les voies. L’esthétique s’en trouve altérée avec des clôtures surhaussées, des façades hétéroclites, des alignements rompus et des « ajouts » bricolés qui banalisent l’ensemble.

L’assainissement, mis à l’épreuve des pluies, révèle une voirie dégradée. On « navigue » entre nids-de-poule, avaloirs bouchés, mares stagnantes.

Dans les interstices, les derniers témoins du « temps d’avant » se retrouvent étouffés par des immeubles massifs.

C’est ainsi qu’un espace conçu pour le confort résidentiel, sous l’effet d’une urbanisation précipitée, perd ses attributs de quiétude au profit d’une densité mal contenue.

Devant des immeubles aux colonnes de béton inachevées, s’entassent gravats, briques cassées et sable détrempé. La pluie transforme ces matériaux en boue épaisse, glissante, qui déborde sur les trottoirs déjà impraticables. Les passants contorsionnent leurs corps pour se faufiler entre un tas de pierres effondré et une flaque opaque, comme dans un parcours d’obstacles sans fin. La modernité  prend des allures de ruines avant l’heure.

Et pourtant, Dakar vit. Elle survit même dans la tempête la plus dérisoire. Les taxis collectifs continuent de klaxonner pour racoler des passagers, dans une tension sourde, comme si chacun savait qu’à la prochaine pluie, rien ne changerait. Le quotidien s’improvise, au gré des flaques et des jurons.

Et dire que tout cela n’est causé ni par un ouragan tropical, ni par une mousson furieuse, mais par une petite pluie timide, de celles qui ailleurs lavent les trottoirs et font fleurir les jardins. Ici, elle fait crouler la circulation, transforme les trottoirs en dépotoirs flottants. Une pluie discrète, presque polie, qui ne tombe pas fort mais assez longtemps pour dévoiler la vérité. Dakar se noie dans un verre d’eau. On la dit capitale moderne, vitrine de l’Afrique émergente, mais il suffit de quelques gouttelettes obstinées pour qu’elle exhibe ses fragilités.

Une soirée et une matinée de crachin suffisent au profane pour prendre conscience que l’avenir de cette ville dépendra de choix fermes. Encadrer la densification, réhabiliter l’espace public et préserver ce qui subsiste de son héritage. À l’heure des débats sur la sauvegarde du patrimoine et la qualité de vie, Dakar incarne les tensions entre mémoire, économie et impératif de planification.

Par Henriette Niang Kandé

Mamadou Nancy Fall
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