Chronique de l’improviste-En saison sèche, l’odeur suffocante vous prend à la gorge dès l’entrée. En hivernage, ce n’est plus une odeur. C’est un mur de puanteur. Les marchés, censés être le cœur battant du commerce alimentaire de détail, se transforment en foyers d’insalubrité où se côtoient détritus, eaux stagnantes, nuages de mouches et restes de denrées avariées.
Le spectacle est le même dans tous les marchés. Que l’on soit à Dakar, Thiès, Kaolack ou Ziguinchor, le spectacle est le même : allées étroites jonchées d’épluchures en décomposition, flaques boueuses où flottent des sachets plastiques, étals couverts de poussière ou de graisse, balances rouillées, couteaux plantés dans le bois noirci par les années.
En pleine journée, lorsque le soleil cogne, les marchés vibrent littéralement au son du bourdonnement. Les mouches forment des nuages mouvants, se posant indifféremment sur un tas de poisson, un morceau de viande, ou le visage du marchand. Les légumes, pourtant frais le matin, se couvrent d’une fine pellicule de poussière et de pattes d’insectes. Dans les coins plus sombres, les larves rampent dans les restes oubliés, offrant un spectacle à la limite du soutenable.
Lorsque viennent les pluies, la situation prend une autre dimension. Les ruissellements mélangent boue, sang, déchets et eaux usées dans un cocktail pestilentiel. Les clients doivent parfois relever le bas de leurs pantalons ou de leurs pagnes jusqu’à mi-mollets, pour avancer, pataugeant dans un mélange où il est préférable de ne pas chercher à identifier chaque composant. Les marchés deviennent des marécages où l’hygiène est une notion abstraite, et où les denrées continuent pourtant de s’échanger comme si de rien n’était.
Quand une certaine enseigne de distribution alimentaire a débarqué au Sénégal, des manifestations ont été organisées, des pancartes criaient de « dégager », l’accusant de tuer le commerce local. Sourds aux appels de boycott, les consommateurs se sont rués dans ses allées de cette enseigne car carrelées, éclairées et parfumées… pendant que les marchés traditionnels continuent de s’enfoncer dans une insalubrité chronique.
Si les marchés donnent la nausée, les abattoirs franchissent un cap supplémentaire. Les sols y sont glissants de sang coagulé, les murs éclaboussés de traces rougeâtres, et les odeurs de viande chaude se mêlent à celles, âcres, des viscères laissés à l’air libre. Les abattoirs sont rarement équipés des installations de nettoyage appropriées, et encore moins respectueux des normes d’hygiène. Des carcasses entières pendent à des crochets rouillés.
Dans cet univers, la présence d’armes blanches est banale : machettes, longs couteaux, hachoirs circulent d’un bout à l’autre du périmètre des abattoirs, portés à la ceinture ou brandis à bout de bras. Chacun les manie comme une extension naturelle de son corps, parfois sans se soucier de l’espace ou de la sécurité des autres. Le moindre geste brusque, un client qui se retourne trop vite, une bagarre qui éclate, et l’accident n’est pas loin. Les abattoirs deviennent ainsi des zones à haut risque, autant pour la santé que pour l’intégrité physique.
Ce chaos prospère sur l’absence de contrôle et le non-respect flagrant des règles d’hygiène les plus élémentaires. Ni gants, ni tabliers propres, ni lave-mains fonctionnels. Tout se fait à mains nues, souvent sur des surfaces souillées depuis des jours. L’eau utilisée pour le rinçage est puisée dans des bassines douteuses, réutilisée jusqu’à devenir brunâtre. Aucun panneau pour indiquer les consignes sanitaires.
Ce qui choque le visiteur occasionnel est devenu banal pour les habitués. Commerçants, clients et même agents municipaux ne semblent plus voir la saleté. L’insalubrité s’est fondue dans le décor au point d’être acceptée comme une fatalité. Ce qui est incompréhensible, c’est le silence des associations de consommateurs et l’indifférence des ministères chargés du commerce, de l’environnement et de l’hygiène.
Pourtant, les conséquences sont bien réelles : intoxications alimentaires, propagation de maladies hydriques, et risque accru d’épidémies dans un contexte où la chaîne alimentaire est directement exposée à ces conditions. Chaque kilo de viande ou de poisson acheté dans ces environnements est une loterie sanitaire, où le prix le plus élevé se paie en santé.
Mais heureusement que nous avons une chance est dans ce malheur. C’est la cuisine lente. Si le pays ne croule pas sous des épidémies généralisées, c’est en grande partie grâce à un héritage culinaire. La cuisson longue, très longue. Chez nous, un plat ne mijote pas vingt minutes, mais parfois deux heures, voire plus. Viandes et poissons sont bouillis, grillés ou frits jusqu’à ce que toute trace de sang ou de crudité disparaisse.
Cette habitude, héritée autant de la tradition et peut-être de la nécessité, agit comme un rempart invisible contre une partie des microbes et des bactéries qui pullulent sur les marchés et dans les abattoirs. C’est ce temps passé sur le feu qui sauve, chaque jour, des milliers de consommateurs d’intoxications. Ironie du sort : dans un environnement où la saleté est omniprésente, ce n’est pas la vigilance sanitaire qui protège, mais la patience de la cuisinière et la lenteur obstinée de notre cuisine qui agissent comme un vaccin.
Tant que la saleté restera la norme et que les marchés et abattoirs continueront à échapper à toute régulation sérieuse, la population consommera au quotidien un mélange de produits et de microbes. Dans ce décor, mouches et bactéries sont les seuls clients toujours satisfaits.
Par Henriette Niang Kandé