Le Premier ministre Ousmane Sonko a lancé une phrase lourde de sens : « Qu’on me laisse gouverner ! » Cette sortie, rare et marquante, résonne comme un appel de détresse au cœur même de l’appareil d’État. Pourtant, il ne s’agit pas du cri d’un homme affaibli. Il s’agit, au contraire, du cri d’un Goliath contemporain, prisonnier d’un champ de bataille qu’il ne maîtrise pas encore.
Car aujourd’hui, dans l’espace politique sénégalais, le géant, c’est Pastef, et Pastef c’est lui.
Un Goliath populaire
Fort de sa légitimité électorale, consolidée à la présidentielle par la victoire du candidat de la coalition Diomaye Président, puis confirmée par la victoire aux législatives sous la bannière exclusive de Pastef, le parti incarne une force politique sans précédent dans l’histoire récente du Sénégal. Il ne s’agit plus d’un parti d’opposition ou de protestation, mais bien d’une machine politique majoritaire, appuyée par une jeunesse mobilisée, une base militante disciplinée, et un imaginaire de rupture enraciné dans la société.
Pastef a un programme, une ligne claire : souveraineté économique, réappropriation des leviers stratégiques, transparence dans la gestion publique, rupture avec les pratiques héritées de la Françafrique. Bref, un projet de transformation profonde de l’État.
Et pourtant, ce Goliath-là semble paralysé. Il peine à avancer. Et le Premier ministre en fait le constat amer : on ne le laisse pas gouverner.
Des résistances multiples
Ce paradoxe révèle une réalité bien connue des observateurs du pouvoir : le fait de gagner les élections ne suffit pas à gouverner. L’appareil d’État, dans sa profondeur administrative, technique, idéologique même, conserve une inertie redoutable. Des hauts fonctionnaires socialisés dans d’autres doctrines, des partenaires extérieurs influents, des procédures verrouillées, des agendas concurrents.
À cela s’ajoutent les tensions internes à la coalition au pouvoir. Si le président Bassirou Diomaye Faye est issu de Pastef, son élection s’est faite sous une bannière plus large. Et dans le gouvernement actuel, plusieurs personnalités issues de cercles alliés ou de courants différents occupent des postes clés. Ce sont des profils compétents, mais porteurs parfois de projets en dissonance avec la ligne de rupture du Pastef.
À titre d’illustration, le nom de la stratégie nationale, « Agenda national de transformation 2050 », semble faire écho au Mouvement de la Transformation nationale, une organisation portée par Mary Teuw Niane, actuel directeur de cabinet du président et allié politique. Par ailleurs, le ministre de l’Économie, Abdourahmane Sarr, met en œuvre une doctrine libérale assumée, illustrée notamment par la publication d’un rapport sur la liberté économique — une orientation qui contraste avec le projet panafricain de gauche défendu par le Pastef
On voit ainsi se dessiner, à l’intérieur même du pouvoir, une compétition idéologique feutrée, où certains alliés mieux structurés sur le plan doctrinaire imposent progressivement leurs visions dans les politiques publiques.
Une leçon de gouvernance
La tension actuelle ne doit pas être lue à travers le prisme simpliste d’un désaccord entre le président et son Premier ministre. Elle révèle un déséquilibre plus profond : celui qui existe entre une puissance politique majoritaire et une capacité de gouvernance encore entravée.
Le cri de Sonko ne dénonce pas un vide de pouvoir, mais plutôt un défaut d’alignement entre projet politique et appareil d’exécution. C’est aussi un appel à la clarification : gouverner suppose de pouvoir imprimer sa vision, ses idées, ses priorités, et de les faire porter par toute la chaîne de commandement.
La bataille des idées
Le pouvoir ne se réduit pas à l’occupation de postes. Il se joue aussi dans le domaine de la doctrine. Ceux qui disposent d’une vision structurée, de documents de référence, d’un récit stable, finissent par influencer le cours de l’action publique, même s’ils sont minoritaires numériquement. Sur ce plan, les alliés idéologiquement armés prennent parfois une longueur d’avance sur le bloc majoritaire.
Pour Pastef, le défi est donc double : maintenir son ancrage populaire, tout en investissant les espaces de production doctrinaire, de formation des cadres, et de construction d’un véritable État idéologique. Car sans colonne vertébrale idéologique forte, même les géants peuvent vaciller.
David et Goliath en un sens inversé
Le Goliath politique qu’est Pastef, fort, populaire, soutenu, se retrouve confronté à des Davids discrets mais puissants : l’État profond, les doctrines concurrentes, les résistances internes.
Ce moment de tension peut être interprété comme un point d’inflexion : soit il ouvre la voie à une clarification et une réorganisation cohérente de l’action gouvernementale autour du programme du Pastef, soit il amorce une période de confusion, de blocage, voire de désillusion populaire.
Gagner le pouvoir est une chose. Le transformer en instrument de changement réel en est une autre. Le cri de Goliath nous rappelle que la bataille n’est pas terminée.
Le Pastef a conquis le pouvoir avec une idéologie, il doit gouverner avec résolution.
Souleymane Gueye