Au cœur d’un Sénégal contemporain traversé par de profondes mutations sociales, l’émission Jàngat qui portait récemment sur la série Infidèles (Saison 2, épisode « Fasséma »), en présence de Maryam Khadim Mbacké, a constitué un moment rare de confrontation entre média, morale et religion.
Ce moment, où la télévision devient lieu de dispute publique sur le sens des valeurs, mérite une attention sociologique soutenue, non pas pour condamner ou absoudre, mais pour comprendre les rouages idéologiques qui articulent les séries populaires à la transformation des mœurs.
En mobilisant à la fois la sociologie compréhensive de Max Weber et l’ethnométhodologie, nous interrogerons la portée performative de ces récits médiatisés sur les imaginaires sociaux, tout en revisitant, par contraste, les fondements éthiques de la pensée religieuse sénégalaise, notamment celle issue des figures comme Cheikh Ahmadou Bamba, El Hadji Malick Sy ou encore Seydi Hadji Abdoulaye Niasse.
À l’intersection de l’art et du marketing, Infidèles se présente comme une série dramatique qui met en scène des relations conjugales brisées, des passions contrariées, des transgressions multiples, souvent féminines, dans un cadre urbain hypermoderne. À première vue, rien de nouveau : la série s’inscrit dans une tradition télévisuelle mondiale qui puise dans le mélodrame et l’hypersexualisation pour capter l’audience.
Pourtant, la catégorie sociologique, Fasséma, qui signifie littéralement libére-moi, et renvoyant beaucoup plus à la reconnaissance de la honte qu’il y a chez la femme musulmane infidèle, convoque la valeur« honte » ou « humiliation » en allant encore plus loin. En effet, elle rend visible un conflit moral généralisé au sein de la société sénégalaise contemporaine.
La prise de parole de Maryam Khadim Mbacké dans l’émission Jàngat n’en est que plus symptomatique : ce n’est pas tant un commentaire que la formulation d’un cri d’alarme, un appel à la vigilance éthique face à l’offensive d’un imaginaire culturel étranger, reconfigurant les normes et les attentes sociales, notamment chez les jeunes.
Max Weber, dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, montrait comment les systèmes religieux façonnent les économies morales et orientent les conduites individuelles. Sa sociologie compréhensive nous invite ici à saisir les motivations subjectives qui sous-tendent la production et la réception d’un tel contenu télévisuel. Pourquoi les jeunes femmes sénégalaises, musulmanes à 95 %, s’identifient-elles de plus en plus à des personnages comme Bineta, Lalla ou Dior, dont les pratiques contredisent l’éthique islamique traditionnelle ? Quelle « orientation de sens » leur permettent-elles de formuler ?
La réponse ne se trouve pas dans un simple déficit d’éducation religieuse, mais dans une recomposition du sens moral opérée par la culture de masse globalisée, où la réussite, la liberté sexuelle, l’indépendance économique et la défiance envers les hommes deviennent les nouveaux axiomes de respectabilité.
L’ethnométhodologie, avec Harold Garfinkel, nous fournit un outil analytique précieux pour décrypter les méthodes par lesquelles les acteurs sociaux produisent et maintiennent un ordre intelligible dans leurs interactions.
Si Infidèles suscite autant d’adhésion, c’est parce qu’elle donne à voir un monde que beaucoup de jeunes femmes vivent déjà dans le secret ou dans le conflit intérieur : double vie, dissimulation, quête d’émancipation. Les spectateurs n’absorbent pas seulement des images ; ils réinterprètent leur quotidien à l’aune d’un nouveau script normatif. La série fonctionne ainsi comme une grammaire morale alternative, à la fois séduisante et destructrice. Elle normalise l’exception, elle rend désirable la transgression.
Dans ce contexte, l’intervention de Maryam Khadim Mbacké s’apparente à une tentative de réinsertion de la religion dans l’espace public discursif, non pas comme instance de censure mais comme conscience éthique. En convoquant la mémoire des saints, en appelant à la pudeur, à la constance, à la retenue, elle ne plaide pas simplement pour un retour à l’ordre, mais pour une restauration du sens. Ce sens, au cœur du projet mouride comme tijane ou layène, est fondé sur le tarbiya (éducation spirituelle), sur le nafakh (souffle intérieur), et sur le niti ak ngor (dignité et droiture).
Cheikh Ahmadou Bamba disait : « Le monde est une mer ; si tu veux le traverser, prends le bateau de la droiture. » Cette phrase, souvent citée, prend ici tout son relief : dans un monde où les séries deviennent des manuels de vie, l’absence de repères religieux structurants expose la jeunesse à une noyade symbolique. Elle navigue sans boussole, prise entre désir de modernité et fidélité aux racines. Or, ce que la série Infidèles accomplit — malgré elle —, c’est l’installation d’un doute méthodique dans la conscience morale : et si la fidélité n’était qu’une illusion ? Et si la vertu n’était qu’une hypocrisie sociale ?
Mais l’illusion réside moins dans la fidélité que dans la représentation de la trahison comme liberté. El Hadji Malick Sy écrivait dans un Khassida : « Celui qui s’attache au bas-monde ne pourra que s’y perdre, car l’amour de ce monde est source de toutes les hontes. »
Cette honte, fasséma, devient chez les personnages de la série une arme contre les autres, une honte inversée, revendiquée. On ne se cache plus : on exhibe. Le cœur de la crise est ici. L’éthique, dans la tradition islamique sénégalaise, ne consiste pas seulement à obéir aux injonctions divines, mais à cultiver une sensibilité intérieure qui rejette instinctivement le mal, même en l’absence de témoin. Or, les séries comme Infidèles inversent cette logique : elles enseignent que ce qui est vu est vrai, que ce qui est montré est normalisé, et que le secret devient archaïque.
Maryam Khadim Mbacké, descendante d’une lignée vénérable, n’est pas seulement une voix morale ; elle est aussi un symptôme. Symptôme d’une société dont les élites religieuses peinent à construire un discours audible, moderne, mobilisateur. Son analyse critique n’a rien d’arrière-gardiste. Elle pointe du doigt l’absence d’une épistémologie morale sénégalaise dans l’espace médiatique. C’est ici que la sociologie doit entrer en dialogue avec la théologie : si les récits modernes fabriquent l’âme, alors il faut des récits alternatifs, enracinés, pour rétablir la dignité morale.
Ce combat n’est pas uniquement religieux. Il est ontologique. La télévision, dans une société où l’oralité reste centrale, agit comme un griot numérique qui diffuse les mythologies nouvelles. Et ces mythologies, comme le disait Cornelius Castoriadis, finissent par façonner les imaginaires sociaux.
L’échec éducatif ne vient pas du silence des marabouts, mais de leur absence dans les nouveaux récits partagés. Là où autrefois les xassida remplissaient les cœurs, ce sont aujourd’hui les slogans des séries qui captivent les esprits.
Il faut ici penser une refondation éthique de l’espace médiatique. Cette refondation ne saurait être étatique, ni autoritaire. Elle doit passer par la capacité narrative des penseurs religieux, des philosophes, des sociologues, à créer une contre-fiction, une fiction éthique, mobilisatrice. C’est dans cette logique qu’il faut comprendre l’appel de Maryam Khadim Mbacké : réinsuffler le souffle de la vérité (al-haqq) dans le théâtre social. Rééduquer la jeunesse non par l’interdit, mais par l’élévation.
Cheikh Abdoulaye Niasse, dans son œuvre spirituelle, insistait sur la nécessité de la science avec conscience. Cette phrase résume à elle seule le défi de notre époque : comment penser une modernité ancrée, critique, qui ne sacrifie pas la pudeur sur l’autel du spectacle ? La série Infidèles n’est pas notre ennemie ; elle est notre miroir. Et si le miroir est sale, ce n’est pas en le brisant qu’on se purifie. Il faut au contraire l’interroger, le replacer dans le jeu complexe de la formation des subjectivités contemporaines.
Ainsi, la sociologie compréhensive et l’ethnométhodologie convergent ici pour montrer que l’ordre moral n’est jamais donné une fois pour toutes. Il se négocie, se dispute, s’érode, se régénère. Les séries télévisées, loin d’être anodines, participent à la fabrique du social. Elles imposent des scripts comportementaux, des identités désirables, des rôles genrés. Face à cela, il nous faut des penseurs enracinés, des figures éducatives, des philosophes du quotidien, capables d’articuler l’ancien et le nouveau, la foi et la liberté, la tradition et la critique.
L’appel de Maryam Khadim Mbacké, dans ce sens, ne relève pas d’un fondamentalisme rétrograde mais d’une éthique de la lucidité. Elle nous dit, comme Weber le soulignait à propos des prophètes religieux, qu’il est encore possible d’agir dans l’histoire en reconfigurant les significations. La jeunesse n’est pas perdue ; elle attend des récits qui la grandissent.
Moussa Sarr, Ph.D.