À l’heure où l’insulte a pris le pas sur l’analyse, où l’invective tient lieu d’argument et où le commentaire outrancier s’est substitué à la rigueur de l’information, où le vacarme étouffe le silence fertile de la réflexion, le souvenir de Babacar Touré s’impose comme un rappel salutaire.
Il demeure à ce jour, l’une des figures les plus emblématiques d’un métier aujourd’hui à la croisée des chemins. Homme de presse, de dialogue et de conviction, il fut surtout un journaliste d’écoute, de mesure et de responsabilité. Autant dire, à l’opposé du tumulte ambiant.
Revenir à Babacar Touré, ce n’est pas se réfugier dans la nostalgie. C’est se rappeler que le journalisme n’est pas une guerre d’ego mais un service public.
Il fallait du courage, du vrai, pour tenir debout face à l’État quand il se faisait sourd, arrogant ou menaçant. Babacar Touré l’a fait. Quand l’ouverture démocratique restait timide et que les médias d’État verrouillaient le discours officiel, avec ses amis, il casse le monopole de l’information, au nez d’une législation encore frileuse. Face à des tentatives répétées de contrôle de la presse, il ne céda jamais aux offres de compromission ni aux pressions déguisées.
Jamais il ne plia. Ni le pouvoir, ni la peur, ni l’argent n’ont pu entamer sa ligne : défendre, coûte que coûte, une presse libre, responsable, et ancrée dans l’intérêt public. Il savait que l’indépendance se paie, parfois au prix du silence institutionnel, parfois au prix de la solitude. Mais pour lui, céder eût été trahir la mission.
C’est comprendre que le vrai courage n’est pas dans le vacarme des tribunes, mais dans la ténacité, la précision de la plume, le respect de la vérité. Ce qu’il lègue, ce ne sont pas des slogans, mais une exigence : celle de parler juste, d’écouter vraiment, d’écrire avec conscience.
Sa voix posée, (il lui arrivait de hurler à faire trembler les murs quand même !), ses silences habités, ses mots choisis sont aujourd’hui autant de balises perdues dans une mer déchaînée. Il n’était pas seulement journaliste, il était une conscience. Une conscience qui nous disait, que l’information n’est pas un projectile, mais une responsabilité. Que la vérité ne se crie pas plus qu’elle ne s’achète, mais qu’elle se cherche avec méthode, courage et humilité.
Il n’aimait ni les raccourcis ni les emballements. Il répétait souvent qu’« un papier mal écrit est une arme à retardement ». Pour lui, chaque mot avait un poids, chaque silence aussi. Il refusait que le journalisme devienne un exutoire de frustrations ou un levier de règlements de comptes.
Sa parole n’était pas assénée, c’était la parole qui tisse. Celle qui écoute avant de répondre, celle qui comprend avant de juger. Sa capacité à désamorcer les tensions, à rapprocher les contraires, à faire dialoguer ceux que tout opposait, était légendaire. En 1989, en pleine crise sénégalo-mauritanienne, il fit le choix rare de calmer plutôt que d’attiser. Dans les colonnes de Sud Hebdo, il dénonça les « manchettes de guerre » et appela à la raison dans une période d’hystérie nationale. Ce n’était pas un simple réflexe de prudence, mais un acte de courage.
Babacar Touré nous manque. Pas seulement pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il représentait : une idée du journalisme fondée sur l’honnêteté intellectuelle, le respect de l’autre et la force tranquille de la vérité. Il manque là où les codes de la profession s’effacent.
Il manque dans les débats publics, où le respect s’est évaporé. Il manque dans la formation des jeunes journalistes, livrés à eux-mêmes face à un monde numérique qui broie les repères. Cependant, son héritage demeure. Dans chaque ligne bien écrite. Dans chaque silence choisi. Dans chaque conflit désamorcé. Dans chaque mot qui éclaire au lieu de blesser.
Son credo n’était ni la posture ni la provocation. Il croyait à la puissance des mots bien pesés, à la nécessité du débat loyal, à l’importance de la rigueur même face au pouvoir. Une ligne qu’il a tenue avec constance, malgré les vents contraires
A la tête du Conseil national de régulation de l’audiovisuel, il resta fidèle à cette posture d’arbitre éthique. Il a immédiatement œuvré à en faire un organe impartial, loin des manipulations et de la conflictualité politiques qui virent parfois à la rage. Il savait que le dialogue n’est pas faiblesse, mais intelligence.
Il a réaffirmé l’indépendance de l’institution face aux pressions du pouvoir et des groupes médiatiques, refusant que le CNRA serve de bras armé pour museler la presse. Il a instauré des concertations régulières, afin de privilégier la pédagogie plutôt que la sanction aveugle. Sous sa présidence, l’accent fut mis sur l’équilibre, la transparence et le respect du pluralisme médiatique. Sa rigueur et sa crédibilité avaient redonné au CNRA une légitimité respectée par tous, même par ses détracteurs.
Ni censeur, ni complice, il se voulait garant du respect des règles du jeu démocratique. Il imposait le respect sans éclat, mais sa parole portait. Parce qu’elle était juste, argumentée, étayée. Il croyait à la négociation, à la discussion sans arrogance, à l’écoute même des plus virulents.
Aujourd’hui, les réseaux sociaux déversent leur flot de haine à chaque heure. Des journalistes se muent en polémistes, des éditoriaux en tribunaux, des plateaux en arènes. La déontologie est souvent la grande absente. Et l’audience, le seul horizon. Face à cela, la figure de Babacar Touré est un garde-fou. Un appel à la décence, au sérieux, à l’humilité dans le traitement de l’information. Son journalisme était serein, profond, posé. Pas de buzz, pas d’effets de manche. Juste la volonté de comprendre, de faire comprendre et de construire.
En rendant hommage cinq ans après, à cet homme exigeant, c’est à une certaine idée du journalisme que nous rendons hommage. Un journalisme qui éclaire sans aveugler, qui interroge sans agresser, qui écoute sans s’écraser. Bref, un journalisme qui pense. Comme Babacar Touré.
Aujourd’hui plus que jamais, à l’heure où les mots blessent plus qu’ils n’éclairent, où les médias cherchent le bruit plus que le sens, il nous revient en mémoire. Non pour pleurer sa disparition, mais pour honorer sa leçon. Le journalisme ne mourra pas de censure. Il mourra d’oubli de ses propres fondations.
Mais tant qu’il restera une plume pour écrire avec rigueur, une oreille pour écouter sans juger, une voix pour s’élever sans hurler, alors Babacar Touré ne sera jamais tout à fait parti.
Henriette Niang Kandé