Respect des normes démocratiques en Afrique de l’ouest : La réputation chèrement acquise de la CEDEAO en danger

Alors que plus en plus de dirigeants ouest-africains s’efforcent de modifier les règles afin de consolider leur emprise sur le pouvoir et refusent d’abandonner leur poste à la fin de leur mandat, la réputation de la CEDEAO en matière de respect des normes démocratiques en est mise à rude épreuve.

Par le Centre d’études stratégiques de l’Afrique

Leader de longue date dans l’avancement des normes démocratiques en Afrique, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) est confrontée au défi croissant d’un recul démocratique.

Lors des élections présidentielles de 2020 au Togo, le président Faure Gnassingbé a remporté dès le premier tour une victoire peu plausible (et un quatrième mandat) en dépit d’un mécontentement populaire généralisé qui avait suscité des manifestations massives au cours des deux années précédentes.

En Guinée, le président Alpha Condé, âgé de 82 ans, souhaite un référendum constitutionnel qui propose d’étendre la durée des mandats présidentiels de cinq à six ans. L’on s’attend à ce que Condé utilise un tel amendement comme prétexte pour justifier la poursuite d’un troisième mandat bien que les organisations de la société civile aient organisé à de nombreuses reprises des manifestations contre tout changement constitutionnel concernant la limitation des mandats. En décembre 2019, un million de manifestants étaient descendus dans la rue pour s’y opposer.

Au Bénin, pays à l’avant-garde du mouvement pour la démocratie multipartite en Afrique dans les années 1990, les partis d’opposition ont boycotté les élections législatives d’avril 2019, dénonçant une fraude électorale et des mesures répressives prises par les services de sécurité, notamment des arrestations arbitraires et des tirs sur les manifestants.

Seuls deux partis, tous deux alliés au président Talon, ont été autorisés à se présenter et seulement 27% de la population s’est rendue aux urnes. Même Talon a admis que le vote a porté atteinte à la démocratie du pays, mais a déclaré qu’il ne pouvait pas « interférer » avec les lois– des lois conçues par son gouvernement pour assurer sa propre victoire.

 

Dans chacun de ces cas et à divers degrés, la CEDEAO s’est généralement tenue à l’écart alors que des processus démocratiques essentiels étaient démantelés ou ignorés.

Cette passivité s’est manifestée en dépit du Protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance entériné par le CEDEAO en 2001, un document novateur qui ancre le respect des normes démocratiques dans la région et définit les responsabilités collectives de ses membres pour faire respecter les processus démocratiques lorsqu’ils sont menacés. L’inaction de la CEDEAO est à son tour, une porte ouverte aux velléités que pourraient avoir d’autres dirigeants d’éviter les limites du pouvoir exécutif. C’est plutôt ironique lorsqu’on pense qu’en 2017, 14 des 15 membres de la CEDEAO étaient de tendance démocratique.

Étant donné la plus grande propension des gouvernements autoritaires à la crise politique, la corruption, l’aggravation des inégalités et aux conflits, on peut s’attendre à ce que la passivité de la CEDEAO face au recul démocratique conduise à une plus grande instabilité dans la région.

Ceci compromettrait les acquis importants obtenus en matière de sécurité dans la région depuis les années 90 (coïncidant avec l’adoption de systèmes démocratiques). En Afrique, un tiers des pays où les dirigeants ont contourné les limites de mandats sont confrontés à des conflits armés, soit trois fois plus que les pays qui les ont maintenues.

Un héritage durement acquis pour la défense de la démocratie

L’inaction de la CEDEAO face au recul démocratique est d’autant plus remarquable qu’au cours des deux dernières décennies l’organisme régional s’était forgé une réputation de leader parmi les organisations régionales africaines en matière de défense des principes démocratiques.

Lorsque le président gambien Yahya Jammeh avait refusé de quitter ses fonctions après avoir perdu les élections de décembre 2016, la CEDEAO avait sollicité les dirigeants régionaux pour qu’ils le persuadent de démissionner. Après l’échec de  cette initiative, la CEDEAO avait expulsé Jammeh de l’organisation et menacé une opération militaire qui finit par le conduire à l’exil.

L’opération « Restore Democracy », comme elle fut appelée, avait invoqué l’article 45 du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance qui autorise l’intervention de la CEDEAO en cas de « rupture de la démocratie par quelque procédé que ce soit et en cas de violation massive des droits de la personne».

C’est en 1990 que la CEDEAO avait pour la première fois démontré  sa volonté de contrer une gouvernance déstabilisatrice dans la région, lorsqu’elle déploya une force de 3 000 hommes au Libéria pour mettre fin à la guerre civile et faciliter la création d’un gouvernement démocratique.

En 2003, elle lança un processus diplomatique pour persuader le président d’alors, Charles Taylor, de quitter ses fonctions étant donné que sa complicité dans des crimes de guerre compromettrait le processus de paix et de réconciliation. Après des mois de manœuvre, il finit par céder le pouvoir à contrecœur, à un leader intérimaire, et sous la surveillance étroite des forces de la CEDEAO.

 

En Côte d’Ivoire, la CEDEAO a utilisé un modèle similaire. Le pays fut plongé dans une crise lorsque son président d’alors, Laurent Gbagbo, refusa de quitter la présidence après avoir perdu les élections d’octobre 2010 face à Alassane Ouattara.

La CEDEAO refusa de reconnaître Gbagbo comme président, menaça d’utiliser la force militaire et rejeta une décision de la Cour constitutionnelle qui annulait les résultats en faveur de ce dernier. La CEDEAO rejeta aussi une proposition de compromis de l’Union africaine (UA) visant à établir un gouvernement d’unité qui aurait permis à Gbagbo de rester au pouvoir.

En septembre 2015, la CEDEAO dépêcha à Ouagadougou une délégation de haut niveau conduite par le président sénégalais Macky Sall, après que des chefs militaires fidèles au président déchu Blaise Compaoré aient monté un coup d’État contre un gouvernement civil de transition. Cette médiation conduit les putschistes à se retirer, permettant ainsi la reprise du processus démocratique.

Ces engagements, ainsi que d’autres pris par la CEDEAO en faveur du respect des normes démocratiques, ont renforcé la transition vers la démocratie dans la région. En outre, en 2015, la CEDEAO avait innové en proposant l’interdiction d’un troisième mandat parmi ses États membres. Paradoxalement, elle aurait été adoptée si Jammeh, qui, à ce stade, avait été au pouvoir pendant près de 20 ans, et  Faure Gnassingbé, dont la famille dirige le Togo depuis plus de 50 ans, n’y avaient pas été opposés.

L’ambivalence récente de la CEDEAO

Pour être clair, la CEDEAO n’a pas toujours agi de manière cohérente ou décisive lorsque les pratiques démocratiques ont été menacées. En outre, la CEDEAO continue d’essayer de maintenir les processus démocratiques dans certains contextes, tels que celui de son engagement soutenu en Guinée-Bissau.

Néanmoins, l’absence de réaction de la CEDEAO dans de multiples cas récents de recul démocratique révèle une tendance croissante à la docilité. Quels facteurs contribuent donc à cette divergence ?

Changement de volonté politique. La plupart des engagements de la CEDEAO ont dépendu de la détermination d’un groupe de dirigeants de la CEDEAO.

En Gambie en 2016, le président du Sénégal, Macky Sall, le président ghanéen Nana Akufo-Addo, et Ellen Johnson Sirleaf du Libéria ont tous étroitement collaboré à l’élaboration d’un consensus au sein de la CEDEAO visant à assurer que Jammeh démissionne après avoir perdu les élections.

À la suite du coup d’État militaire au Mali en 2012, la CEDEAO, sous l’égide d’Alassane Ouattara de Côte d’Ivoire, ainsi que des présidents du Bénin, du Burkina Faso, du Libéria et du Niger, a refusé de reconnaître les leaders du coup d’État, imposé des interdictions de voyage aux putschistes, gelé les avoirs du pays et fermé les frontières entre le Mali et les États membres.

En 2009, la CEDEAO a refusé de reconnaître la légitimité du président nigérien Mamadou Tandja après l’expiration de son deuxième mandat, bien que Tandja ait organisé un référendum et des élections contestés en faveur d’un troisième mandat.

Cependant, lors de récentes menaces contre la démocratie au Bénin, en Guinée et au Togo, les dirigeants de la CEDEAO n’ont pas su rallier l’organisme régional vers une action décisive. Compte tenu de sa taille, de son économie et de sa puissance militaire, le Nigeria joue inévitablement un rôle de premier plan au sein de la CEDEAO. Certains observateurs considèrent que la réponse passive du Nigéria à ces crises régionales serait le produit du déficit de légitimité démocratique du président Muhammadu Buhari et de sa préoccupation face à ses propres défis internes.

Contraintes institutionnelles. Le traité fondateur de la CEDEAO établit trois branches de gouvernance : exécutif, législatif et judiciaire. Le Président de l’Autorité des chefs d’État et de gouvernement, un organe exécutif, est au sommet de cette structure de gouvernance.

Ce poste, au siège tournant une fois par an parmi les chefs d’État des 15 membres pour une durée de 12 mois, est accompagné par le ou la ministre des affaires régionales du pays, dirige le Conseil des ministres, un autre organe exécutif, qui préside toutes les réunions et initiatives de la CEDEAO.

Bien que les trois branches sont censées être égales, cette structure donne un pouvoir disproportionné à l’exécutif, lui permettant de façonner l’ordre du jour de manière plus décisive que les branches législatives et judiciaires, dont les pouvoirs sont largement consultatifs.

La réponse de la CEDEAO au Togo en est un bon exemple. Des manifestations contre les manœuvres du président Faure Gnassingbé pour manipuler les limites de mandat imposées par la constitution ont éclaté au cours de son mandat de président de la CEDEAO.

L’organisme régional s’est alors trouvé dans l’impossibilité de monter une réponse significative. La médiation de la CEDEAO n’a commencé qu’après que Buhari ait assumé la présidence en juillet 2018 alors que la crise avait déjà duré un an.

Incohérence dans l’application des sanctions. Le degré variable de volonté politique et les défis institutionnels ont entraîné une application incohérente des sanctions en cas de violation des normes démocratiques. Par exemple, le sommet de la CEDEAO de juillet 2018 a adopté une feuille de route de réformes pour le Togo. La CEDEAO y appelait le gouvernement à procéder à une révision complète du fichier électoral avant les élections législatives.

Le Sommet recommandait également la reconstitution de la Commission électorale nationale indépendante avec la pleine participation de toutes les parties prenantes et la possibilité pour la diaspora togolaise de voter dans ses divers lieux de résidence. Mais le Togo rejeta les réformes, défiant ouvertement les autorités régionales.

Au lieu de riposter en imposant des sanctions ou d’autres pénalités dont la CEDEAO avait fait usage auparavant, l’organisme régional est resté complètement muet, envoyant à Gnassingbé et à ses alliés le simple message qu’ils pouvaient bafouer les normes régionales en toute impunité. En effet, lorsque le Togo organisa ses élections législatives en décembre 2018 en l’absence des réformes demandées, la CEDEAO « se félicita du bon déroulement d’élections libres et transparentes ».

Redynamiser un engagement régional

Pour que la région retrouve son rôle de chef de file dans la promotion des normes démocratiques et des avantages qui en découlent, il faudra que la société civile et les dirigeants politiques prennent un certain nombre de mesures.

Soutenir la demande populaire. La démocratie est le résultat d’un ensemble de valeurs et de croyances partagées, basées sur les droits des citoyens à participer au processus politique, l’égalité politique, les limites du pouvoir exécutif, le respect de l’État de droit et un gouvernement servant les intérêts de ses citoyens, entre autres caractéristiques.

Ce sont des valeurs auxquelles les citoyens vivant dans les pays de la CEDEAO ont constamment adhéré depuis les années 1990. Étant donné que le fondement des démocraties est centré sur les citoyens, il appartient donc en dernier ressort aux citoyens et à la société civile des pays de la CEDEAO de continuer à exiger que leurs voix soient entendues et les normes démocratiques respectées.

Seules de telles exigences (le respect de la limitation des mandats, des processus électoraux libres et équitables, un secteur judiciaire et sécuritaire apolitique et un espace protégé pour des médias indépendants et le discours politique) contribueront à façonner la volonté politique des dirigeants pour refléter la volonté populaire.

Institutionnaliser la succession. Le revers de la réalité de cette exigence populaire est que certains dirigeants de la CEDEAO ne font pas preuve d’un grand attachement aux limites du pouvoir exécutif qui forment le socle de tout  système démocratique. On trouve aujourd’hui de nombreux dirigeants vieillissants de la CEDEAO qui, après avoir accédé au pouvoir par des moyens démocratiques, rechignent à se retirer à la fin de leur second mandat. Il est naturellement difficile de quitter la primature suprême. L’attrait du pouvoir fait partie intégrante de la nature humaine.

C’est pourquoi les institutions démocratiques ont été construites pour limiter le pouvoir d’un seul individu. De même, le choix  du moment de quitter ses fonctions lui est retiré et institutionnalisé dans le cadre d’un plan de succession prédéterminé. Bien que de telles règles sont inscrites dans les constitutions des pays de la CEDEAO, leurs cultures démocratiques sont encore jeunes et la mise en œuvre de ces précédents est loin d’avoir été institutionnalisée.

Soutien régional et international. La reconnaissance de la difficulté d’établir des précédents démocratiques est l’une des raisons pour lesquelles la CEDEAO (et plus tard l’UA) avait stipulé les rôles et les responsabilités que les organes régionaux devaient assumer pour empêcher les tentatives de déstabilisation des processus démocratiques. Lorsque la CEDEAO est confrontée à des défis liés à l’opérationnalisation cohérente de ces normes, il incombe à d’autres organes régionaux et internationaux attachés aux valeurs démocratiques de dénoncer les cas de violation. Pour cela, l’Organisation internationale de la Francophonie, le Commonwealth, la Communauté des démocraties, l’Union européenne et les États-Unis doivent mieux, et plus clairement, faire état de leur condamnation.

Réforme institutionnelle. L’aptitude de la CEDEAO à faire respecter de manière systématique son Protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance a été entravée par l’influence politique exercée par certains chefs d’État qui occupaient alors les fonctions de Président de l’Autorité des chefs d’État.

Par conséquent, la CEDEAO devrait envisager de donner à un organe technocratique l’autorité de décider si un membre est coupable de violation des normes démocratiques et d’identifier les sanctions appropriées afin de dépolitiser ces décisions.

Ce changement s’accompagnerait d’une répartition plus claire des responsabilités et des pouvoirs entre les organes exécutif, législatif et judiciaire, afin d’établir un meilleur équilibre par rapport à la concentration actuelle du pouvoir au sein de l’exécutif.

Cela contribuerait à se prémunir contre l’usage par un État membre de l’exécutif pour se soustraire à tout examen, comme l’a fait le Togo en 2017. Un tel changement s’inscrirait dans la continuité du vaste réexamen des réformes institutionnelles lancé par la CEDEAO en 2017.

« Le récent recul menace de compromettre les nombreux progrès réalisés par la CEDEAO ».

Renforcer les options non militaires. La CEDEAO semble plus encline à se mobiliser lorsqu’elle réagit à une spirale de conflits. Cependant, ce même niveau d’urgence est requis en présence de menaces contre les normes démocratiques qui contribuent également à l’instabilité dans la région.

La CEDEAO dispose de nombreuses voies d’engagement qui ne nécessitent pas pour autant une intervention militaire. La CEDEAO a déjà suspendu temporairement des pays membres, bloqué l’accès à la zone monétaire régionale, retiré des privilèges de vote et institué des interdictions de voyage et des embargos—toutes des mesures qui ont connu   un succès considérable. Toutes ces options doivent à nouveau être mises sur la table face aux crises politiques actuelles.

En fin de compte, la CEDEAO ne peut être qu’aussi forte que ses citoyens et ses membres le souhaitent.

Au fil des ans, la CEDEAO s’est distinguée comme innovatrice parmi les organisations régionales en Afrique et dans le monde. Ses récents reculs menacent de compromettre les nombreux progrès réalisés en tant qu’organisation et pour ses citoyens. Le processus et l’exigence de réforme doivent se poursuivre si l’organisme régional veut répondre aux aspirations croissantes d’une population non seulement de plus en plus jeune et mais aussi instruite. Les coûts de l’échec d’une telle entreprise seraient prohibitifs.

 

Momar Diack SECK
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