Affaire Hissène Habré : Voici ce que dit l’ordonnance de renvoi…

L’Ordonnance de renvoi de 187 pages lue hier et aujourd’hui est l’aboutissement de l’instruction de 19 mois terminée le 13 février 2015.

Les quatre juges d’instruction des Chambres africaines extraordinaires ont conclu dans une  ordonnance de non-lieu partiel, de mise en accusation et de renvoi [pdf] qu’il y avait suffisamment de preuves pour que Hissène Habré soit jugé pour crimes contre l’humanité et torture en sa qualité de membre d’une « entreprise criminelle commune » et crimes de guerre sur le fondement de sa responsabilité en tant que « supérieur hiérarchique ».

Les juges se sont rendus au Tchad lors de quatre commissions rogatoires. Plus de 2.500 personnes ont été entendues en qualité de parties civiles et de témoins, notamment de personnes travaillant dans les rouages de l’administration répressive du régime, sept experts ont été commis dans des domaines pertinents (anthropologie médico-légale, analyse balistique, expertise en écritures, etc.) et des milliers d’archives de la police politique du régime ont été examinées et analysées.

Quels sont les chefs d’accusation contre Habré ?

Habré a été  spécifiquement renvoyé pour :

  • homicides volontaires, pratique massive et systématique d’exécutions sommaires, enlèvement de personnes suivi de disparition et torture constitutifs de crimes contre l’humanité commis sur les populations civiles, les Hadjeraï, les Zaghawa, les opposants et les populations du sud du Tchad ;
  • torture ; et
  • crimes de guerre d’homicide volontaire, de torture et traitements inhumains, de transfert illégal et détention illégale, d’atteinte à la vie et à l’intégrité physique.
  • Quelles ont été les conclusions des experts désignés par la Cour ?

Patrick Ball du Human Rights Data Analysis Group a mené une étude sur la mortalité dans les prisons du régime de Habré. Selon ses conclusions, la mortalité dans les prisons pour la période étudiée était « des centaines de fois plus élevée que la mortalité normale des hommes adultes au Tchad pendant la même période » et « substantiellement plus élevée que celles des pires contextes du vingtième siècle de prisonniers de guerre » tels que les prisonniers de guerre allemands détenus dans les geôles soviétiques et les prisonniers de guerre détenus au Japon.

Les experts de l’équipe argentine d’anthropologie médico-légale ont mené des exhumations sur un certain nombre de sites susceptibles d’abriter des charniers. A Déli par exemple, au sud du Tchad, lieu d’un supposé massacre de rebelles non armés en septembre 1984, les experts ont localisé 21 corps, presque tous des hommes en âge d’être des militaires, majoritairement tués par balle. A Mongo, au centre du Tchad, les experts ont découvert 14 corps résultant d’un autre massacre survenu en 1984. (Voir ci-bas)

Un graphologue désigné par les juges a analysé les documents supposément écrits ou signés par Habré. Il a par exemple confirmé que c’est bien Habré qui a répondu à la demande du Comité International de la Croix Rouge de procéder à l’hospitalisation de certains prisonniers de guerre, en écrivant « Désormais, aucun prisonnier de guerre ne doit quitter la Maison d’arrêt  sauf en cas de décès. »

 Quelles sont les crimes imputés à Hissène Habré ? 

La responsabilité pénale individuelle de Habré pour les crimes contre l’humanité et la torture :

Les juges ont considéré que des crimes ont été commis lors d’attaques généralisées et systématiques contre des populations civiles (p. 47), notamment les opposants (p. 47), les Hadjaraï (p. 48), les Zaghawas (p. 50), et les sudistes (p. 51).

Ainsi les juges montrent que Habré s’était fixé comme objectif de pacifier le sud du Tchad et de combattre tous les ennemis du régime. Pour parvenir à ses fins, il a créé des services répressifs qui lui étaient tout à fait assujettis afin d’exécuter « la volonté affichée par le régime d’étouffer dans l’œuf toute velléité d’opposition » (p. 157). Les juges parviennent à démontrer que Habré participait activement à ce dessein criminel parce qu’il avait la haute main sur la Garde présidentielle,  l’Armée (p. 169), la police politique, la DDS, et son bras armé, la BSIR, notamment grâce à son pouvoir d’instruction, de nomination, de contrôle et de révocation des agents (p. 167).

Les juges démontrent que Habré intervenait personnellement dans la commission des crimes quand il le jugeait nécessaire (p. 170) et qu’il a aménagé des centres de détention secrets, jusque dans sa présidence (p. 171).

La  responsabilité pénale individuelle de Habré pour les crimes de guerre

Hissène Habré est accusé de crimes de guerre au titre de la responsabilité du « supérieur hiérarchique ». Les juges d’instruction démontrent l’existence d’un lien de subordination entre les services impliqués dans la commission de crimes de guerre (Armée, DDS, Garde présidentielle) et Hissène Habré (p. 172). Ils montrent aussi qu’il exerçait un contrôle effectif sur ces services (p. 174), qu’il était au courant des crimes commis par ces services (p. 178) et qu’il n’a pas pris les mesures pour empêcher les crimes (p. 180) ou pour punir les auteurs (p. 181).

Quelles sont les nouvelles preuves contre Hissène Habré ?

Pour montrer que Habré est pénalement responsable des crimes commis, les juges d’instruction se sont appuyés sur de nombreuses preuves, y compris sur des éléments qui n’étaient pas dans les dossiers tchadiens et belges, ni dans ceux des ONGs comme Amnesty International et Human Rights Watch

L’implication directe de Hissène Habré lors des interrogatoires et séances de torture :

Différents témoignages de victimes démontrent la participation directe de Hissène Habré aux interrogatoires et séances de tortures.

Hissein Robert Gambier (p.170), arrêté par les agents de la DDS en décembre 1985, a subi de nombreuses tortures (coups de fouet à l’aide de câbles électriques, sévisses sur ses parties génitales, insecticide dans les yeux et ligotage arbatachar). Il déclare avoir été amené devant Hissène Habré qui, en le voyant, a ordonné « Ça c’est un libyen, il faut le torturer normalement ».

Doma Roya Makaye fut conduit devant Hissène Habré qui l’a interrogé avant d’ordonner aux militaires de le « dégager vite ». Les militaires l’ont alors tiré par terre sur les graviers avant de le torturer (p.171).

Mahamat Moussa Mouli affirme avoir été interrogé par Hissène Habré : « Il [Hissène Habré] m’a demandé de me coucher sur une table. Il y avait des barres de fer et des cordes des deux côtés de la table. Je fus alors attaché avant qu’on enlève la table pour me laisser planer. Après deux ou trois minutes, j’ai perdu connaissance. Hissein Habré m’a détaché, m’a arrosé un peu d’eau et m’a demandé d’imiter le cri des différents animaux qu’il me citait et je m’exécutais. […] Il m’a montré une balle de fusil et m’a dit qu’il pouvait me tuer avec une arme mais qu’il allait me mettre du beurre sur le corps et me déposer là où il y a des fourmis et me laisser mourir  à petit feu » (p.88).

La mainmise de Hissène Habré sur les organes répressifs :

Par décret présidentiel, Hissène Habré a créé sa police politique, la DDS le 26 janvier 1983. Organe de répression et de terreur, elle était directement subordonnée à l’ancien dictateur. Chaque agent de la DDS devait prêter serment sur la Bible ou le Coran, de sa fidélité et dévouement à Hissène Habré (p.28).

Personne en dehors de Habré ne pouvait donner des ordres à la DDS, aux Renseignements généraux et à la Garde présidentielle (p.169). Habré était informé de tout ce qui se passait dans l’Armée par les Renseignements généraux, la Surveillance du Territoire, la DDS et ses proches (p.176).

Le rapport d’expertise militaire sur les Forces Armées Nationales Tchadiennes précise que Hissène Habré était le Chef suprême des Armées en tant que président de la République et en tant que ministre de la Défense puisqu’à partir de 1986, il cumulait les deux postes en même temps (p.175). Un ancien militaire témoigne d’ailleurs que « le Commandant en chef ne pouvait pas mener des opérations militaires sans avoir reçu des ordres du Président de la République » (p. 170). Les juges ont en outre relevé que Hissène Habré pouvait mener personnellement des opérations militaires sur le terrain, notamment lors de la bataille de Faya-Largeau en 1983 lorsque de nombreux crimes de guerre ont été perpétrés (p. 176).

Lorsque des fiches de renseignements lui étaient directement envoyées, Hissène Habré pouvaient y annoter des ordres. C’est entre autres le cas d’une lettre du 29 octobre 1984 envoyée par son ministre de la Défense lui rendant compte de la demande du Comité international de la Croix rouge de faire hospitaliser 19 prisonniers de guerre. Il y est annoté : « Contrôler l’existence de ces prisonniers de guerre. Désormais, aucun prisonnier de guerre ne doit quitter la Maison d’arrêt sauf en cas de décès ». L’expert graphologique a souligné dans son rapport d’expertise que cette écriture correspond bien à celle de Hissène Habré (p. 169).

 Les massacres de civils confirmés par les exhumations conduites par les experts anthropologiques :

Les juges ont cité le témoignage d’Adelil Makaye Asfi sur un massacre à Mongo en 1984  : « les militaires nous ont attachés par groupes de quatre. Après nous avoir attachés, ils nous ont demandé d’avancer et ont ouvert le feu. Ils ont tiré mais je n’ai pas été atteint. Comme le sang m’avait éclaboussé, les militaires ont cru que j’étais mort et ils sont partis ». Sur demande des juges d’instruction, les experts anthropologiques ont confirmé la présence de restes osseux sur le site indiqué par ce témoin et ont estimé à 14 le nombre minimum d’individus dans la fosse. Ils ont en outre révélé que les vêtements que portaient les victimes présentaient des traces d’impacts de balle (p. 72).

Le massacre de la ferme de Déli en septembre 1984 illustre la brutalité de la répression menée par les forces de Habré dans le sud du Tchad. Des rebelles CODOS s’étaient réunis à la ferme où il leur avait été demandé de se rassembler pour rejoindre les rangs de l’armée de Hissène Habré et recevoir leur salaire.

« Mais le jour dit », a déclaré Bandjim Bandoum ancien agent de la DDS, « ce sont les militaires qui sont venus à bord de Toyota et ont tiré sur les CODOS, leurs famille et le personnel de la ferme » (p. 128). Le rapport d’expertise anthropologique a permis de confirmer les massacres commis. Sur le site de la ferme de Déli, les travaux d’exhumation ont permis de retrouver 21 corps dont 9 dans une seule fosse commune (p.70). Les corps identifiables sont identifiés comme étant de sexes masculins et âgés en moyenne de 30 à 50 ans, ce qui corrobore la version des témoins (p. 129).

Le système pénitencier créé par Hissène Habré

Comme l’ont écrit les juges, « Hissein Habré a également mis en place des centres de détention parallèles, sans aucun rapport avec l’organisation de l’Administration pénitentiaire ». Ils avancent même que « l’existence de ces lieux de détention, dont l’un se trouve au sein même des locaux de la Présidence, apparaît comme l’ultime pièce de l’architecture mise en place pour les besoins de la répression » (p. 171).

Il y avait chaque jour, en moyenne, plus d’une centaine de détenus dans les locaux de la DDS (p. 37). C’est ainsi que l’expert commis pour étudier le taux de mortalité dans les prisons de Habré a pu conclure que : « la mortalité dans les prisons de la DDS, spécialement pendant la période de pic entre 1985-09-01 et 1987-01-31, a été des centaines de fois plus élevée que la mortalité normale des hommes adultes au Tchad pendant la même période. En outre, la mortalité dans les prisons de la DDS fut substantiellement plus élevée que celle des pires contextes du vingtième siècle de prisonniers de guerre » (p. 39).

Les juges ont pu auditionner l’infirmier de ce service pénitencier qui a déclaré : « Les prisonniers étaient dans un état pitoyable. Ils avaient des furoncles, la gale et leurs dents tombaient toutes seules » (p. 40). Un agent de la DDS a aussi déclaré à propos des conditions de détention : « l’hygiène y était inexistante. Lorsqu’on ouvrait la porte, les gens se battaient pour avoir une bouffée d’air. Ils se couchaient au sol derrière la porte pour pouvoir respirer. Le regard des détenus était celui de morts-vivants » (p. 40).

Les juges ont aussi analysé les archives de la DDS ce qui leur ont permis de retrouver pour un nombre considérable de certificats de décès. Le 11 avril 1986, 33 prisonniers de guerre sont morts en détention (p. 120).

Les déclarations des agents répressifs sur les tortures :

La torture était pratiquée sur toutes les catégories de la population, sans distinction qu’on soit opposant, membre d’une ethnie, homme ou femme et revêtait selon Ali Mahamat Seid, ancien agent de la DDS, « un caractère institutionnel » (p.81).

 

Sabre Ribe, ancien agent de la BSIR, le bras armé de la DDS, explique : « A la DDS, il y avait des tortures lors des interrogatoires de différentes façons. On soumet les gens à la torture pour avoir des renseignements » (p.40).

Ces propos sont confirmés par Bandjim Bandoum, ancien agent de la DDS, « les tortures étaient systématiques ». Ce même témoin souligne que différentes formes de torture étaient utilisées, « les tortures plus couramment pratiquées s’appelaient “arbatachar”: les personnes étaient couchées sur le ventre, les mains attachées dans le dos avec les pieds. On arrivait pas à respirer. On utilisait également l’électricité » (p.40). 

 Les déclarations des agents répressifs sur la responsabilité de Habré :

Sabre Ribe, un ancien agent de la BSIR, le bras armé de la DDS, témoigne : « Nous recevons les ordres du chef qui était le Président de la République. Parce que toutes les fiches lui parvenaient quotidiennement et c’est par ses ordres que nous agissons et personne ne peut poser un acte sans son ordre. Avec Hissène Habré, même une mouche ne peut être écrasée sans son ordre » (p.27).

Concernant la répression dont a été victime l’ethnie des Hadjaraï, un ancien agent de la DDS, Abbas Abougrène a déclaré aux juges des Chambres : « Il y avait une commission chargée de la répression des Hadjaeraï. Cette commission était composée d’Abakar Torbo, Duodou Yaldet, Mahamat Saker, Yadda Mallah et des membres de la BSIR. L’ordre d’arrêter ne pouvait venir que du Président de la République » (p. 49).

Ce même témoin a ajouté « une commission ad-hoc a été créée pour la répression des Zaghawa. Guihini Korei a réuni tous les chefs de service de la DDS et leur a demandé de procéder à l’arrestation de tous les Zaghawa qui tenteraient de fuir le pays. Il y a eu des arrestations massives sur l’ensemble du territoire. A l’Est (Biltine et à la frontière tchado-soudanaise), il y a eu des arrestations suivies d’exécutions. Le 1er avril 1989, les militaires de la sécurité présidentielle ont quadrillé la ville de Ndjamena et ont procédé à des fouilles et arrestations systématiques des Zaghawa» (p.34).

Sur les arrestations d’opposants à l’étranger, Abdelaziz Philippe, ancien gendarme de la DDS, a expliqué : « C’est Bichara Chaïbo qui était chargé de coordonner les enlèvements des opposants à l’extérieur pour les déposer directement à la présidence, mais il a fini par être enlevé et tué par le Président » (p. 77). Il est intéressant de lire cette déclaration avec ce que Hissène Habré disait lui-même dans le journal officiel de son parti unique en mai 1989 à propos de l’ethnie des Zaghawas : « Et sachez que les ennemis sont là. Ils ne sont pas seulement à l’extérieur. Ils sont près de nous et même dans nos rangs puisque les derniers exemples, les derniers faits, la trahison de Hassan Djamous, Idriss et Itno, ceux-là même que la Révolution a fabriqués, c’est là un exemple concert. La Révolution a riposté ! La révolution a riposté et les a écrasés, anéantis » (p. 51).

Source Reed Brody

Ordonnance de renvoi

Michel DIEYE

Author

Michel DIEYE

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