18 Safar 1313 (samedi 10 août 1895 à Jéwol): La rencontre entre l’honneur et la foi !

Magal de Touba- Edition 2015 (18 Safar 1437/ mardi 01 décembre 2015)

C’est le 05 septembre 1895 que Cheikh Ahmadou Bamba MBACKE, à la fleur de l’âge (40 ans)  et, devant l’autorité coloniale de l’Afrique occidentale française (A.O.F), rendit à l’homme noir sa dignité perdue : la race noire lui en saura un gré éternel.

L’acte sublime qu’il posa le 05 septembre 1895 devant le Conseil privé colonial dans le bureau du Gouverneur général de l’A.O.F à Saint Louis ne saurait être réduit, aujourd’hui, à un simple acte de défiance voire de rébellion d’un jeune africain animé par je ne sais quel désir d’affirmation temporelle, somme toute, légitime.

Au contraire, il fut un acte de haute portée spirituelle et culturelle posé avec sérénité et nimbé par une crainte révérencielle inébranlable. Les bases de la future révolution culturelle universelle venaient ainsi d’être posées dans la capitale de l’A.O.F.

De son arrestation à Jéwol (Joloof) le samedi 10 août 1895 (18 Safar 1313)- qui marque le début de son exil pour le Gabon- jusqu’à son rappel à Dieu le lundi 18 juillet 1927 (19 Moharam 1346) à Diourbel ,Cheikh Ahmadou Bamba MBACKE ne connut point la liberté ni le privilège de s’occuper de ses siens : Trente deux (32 ans) de résidence surveillée dont sept (7ans) de déportation au Gabon (Samedi 21 septembre 1895-Samedi 08 novembre 1902) où il fut soumis à des conditions inhumaines dans une forêt équatoriale hostile où un sahélien n’avait aucune chance de survivre.

De retour d’exil, le mardi  11 novembre 1902, les autorités coloniales ne lui laissèrent aucun répit.

Le 07 juin 1903, Boursine Coumba Ndoffène Diouf Fandep fit un témoignage mémorable en faveur du Cheikh devant le Gouverneur général à Saint-Louis ; mais ce dernier tenait à en découdre avec celui qui symbolisait l’ultime rempart contre le projet colonial après la disparition des illustres résistants notamment l’illustre El Hadj Omar Tall, les Almamy Maba Diakhou Ba, Almamy Samory Touré, Ahmadou Cheikhou  Ba, Damel/Tègne Lat Dior Ngoné Latyr Diop, Bourba Alboury Seynabou Ndiaye et tant d’autres.

Le 11 juin 1903, une expédition composée de 150 spahis et de 100 tirailleurs débarque à bride abattue à Mbacké; il se constitua derechef prisonnier le 14 juin 1903 à Darou- Manane contre l’avis de ses disciples qui voulaient en découdre avec l’armée coloniale.

Le 19 juin 1903, il fut envoyé en résidence obligatoire en Mauritanie (notamment à Saout El Mah chez Cheikh Sidya) jusqu’en 1907 puis à Thieyène dans le cercle de Louga de 1907 à 1912 et, enfin en résidence surveillée à Diourbel de 1912 à 1927.

Dans l’histoire des religions- et à ce propos, l’œuvre de Mercéa Eliade continue de faire toujours autorité- les Prophètes et les Saints qui ont mené des guerres saintes le firent avec des compagnons dévoués et loyaux mais Cheikh Ahmadou Bamba, Serigne Touba, Khadimou Rassoul (PSL), le plus éminent prisonnier politique de l’Histoire, est parti SEUL en exil. Et, il relata lui-même toutes les péripéties de son long périple.

Il fut donc son propre biographe. Comme le disait avec pertinence La Rochefoucauld: La gloire des grands hommes doit toujours se mesurer aux moyens dont ils se sont servis pour l’acquérir !  Mais aussi et surtout, elle doit se mesurer à l’aune de la puissance et de la capacité de nuisance des adversaires. Ainsi donc, Il paraît, aujourd’hui, capital en ce jour béni non point de revisiter la vie sublime de cette valeur essentielle du nationalisme africain mais seulement de rapporter fidèlement des témoignages qui prouvent à suffisance que : Ken Dou Mom Té Dou Ken !

 

Le témoignage d’Antoine Martin Arthur Lasselves, Administrateur du Cercle de Diourbel. D’octobre 1913 à novembre 1915, le Commandant Lasselves mena son enquête, avec un zèle sans précédent. Les agissements et l’arrogance de l’administrateur finirent par indigner les fidèles mourides, au point que ceux-ci sollicitaient du Cheikh qu’il prie DIEU de le débarrasser de Lasselves.

Le Cheikh en souriant leur répondit que cet homme était en réalité envoyé par la grâce divine, pour lever les faux soupçons en son encontre. Au terme de sa mission, le Commandant Lasselves rédigea un rapport dont nous vous tenons, ci-contre, la substance : Ce Cheikh Bamba détient certes une puissance innée dont la raison ne parvient pas à saisir la source et expliquer la capacité de forcer la sympathie. La soumission des hommes à lui est extraordinaire et leur amour pour lui les rend inconditionnels. Il semble qu’il détienne une lumière prophétique et un secret divin semblable à ce que nous lisons dans l’histoire des Prophètes et leurs peuples. 

Celui-là (le Cheikh) se distingue toutefois par une pureté de cœur, par une bonté, une grandeur d’âme et un amour aussi bien pour l’ami que pour l’ennemi, qualités dans lesquelles ses prédécesseurs l’auraient envié, quelque grand que fussent leurs vertus, leur piété et leur prestige.

Les plus injustes des hommes et les plus ignorants des réalités humaines sont ceux qui avaient porté contre lui de fausses accusations consistant à lui prêter l’ambition du pouvoir temporel. Je sais que les Prophètes et les Saints qui ont mené une guerre sainte, l’ont fait sans disposer de la moitié de la force dont dispose ce Cheikh.

Ce témoignage du Commandant Lasselves est corroboré par deux actes majeurs que le Cheikh posa à l’endroit de la France. En effet en 1915, Cheikh Ahmadou Bamba MBACKE mit à la disposition de la France 551 soldats-des mourides dressés (1)-pour l’aider dans son effort de guerre.

La première guerre mondiale provoqua aussi une crise financière profonde en France et subséquemment, une dépréciation de sa monnaie. Cheikh Ahmadou Bamba mit derechef à la disposition de la France cinq cent mille (500.000) Francs pour soutenir sa monnaie. C’est son jeune frère et disciple Mame Thierno Birahim Ndamal Darou qui remit la somme aux autorités françaises.

 

Un poème composé par le Grand Maître Cheikh Omar Kurdi Naqshbandi** fut joint à la lettre de doléances que les notables du Hedjaz envoyèrent à Khadim Rassoul en 1926 à Diourbel pour solliciter son appui pour la prise en charge des lieux saints de l’Islam et de leurs habitants après l’abolition du Khalifat en 1924 qui priva les musulmans sunnites d’une autorité centrale (2). Ce poème d’une remarquable beauté résume bien la dimension exceptionnelle et universelle du Cheikh.

touba 3

La lumière de la sainteté est une preuve évidente.

Mais ne peut la distinguer que celui dont l’intellect est illuminé.

Regardez-la bien apparente sur le visage de celui qui a dissipé l’ignorance dans le Soudan.

C’est le cheikh Ahmed qui s’est distingué par les louanges et les actions de grâce.

la Haqiqa

Il conduit les créatures vers leur Seigneur en toute évidence.

Il est l’astre des connaissances qui rayonne sur les intelligences.

Il est l’océan du savoir qui déborde de bienfaisance

Ô Serviteur du Prophète ! Toi dont les secrets sont au-delà de la compréhension,

Vos grâces nous sont parvenues jusqu’à Médine

Et vos chants ont enchanté notre atmosphère

Nous voici au nom des Médinois te présentant les hommages et les remerciements dus à ton illustre rang.

Tu es notre protecteur et notre sauveur, nous le clamons haut et fort

Afin que les contemporains et les générations futures

Trouvent la voie du Salut et du Bonheur

Daigne, Ô Cheikh ! Poser sur nous ton regard sanctissime

Afin de purifier nos âmes et apaiser nos craintes.

Sois magnanime avec les habitants de Médine

Et satisfais leur requête eu égard au Prophète élu,

Sur Lui la paix et le Salut tant que dureront les terres et les cieux

 

Son Excellence Mouhamadou Moustapha DIA, Ancien Président du Conseil du Gouvernement et ancien Premier Ministre du Sénégal (3) – qui nous a quitté hélas- et dont la rigueur  morale, la dignité, le patriotisme et la probité intellectuelle ne souffrent d’aucune aspérité ne disait-il pas le 04 septembre 1957, à Touba :

Pour nous Sénégalais, pour nous nationalistes sénégalais, lé pèlerinage de Touba n’est pas bien évidement, une affaire politique électorale. Ce n’est pas non plus le simple accomplissement d’un rite ordinaire. Plus que tout cela, et au- delà de toutes les petites préoccupations immédiates, Touba est pour nous, à travers les années, et dans la longue marche que nous avons entreprise, une référence fondamentale. Car le Mouridisme est une création originale dont le fondateur est un Saint pas comme les autres. Ahmadou Bamba nous apparaît avant tout comme le Marabout dont la vie, l’œuvre, la doctrine se sont définies en s’opposant, parfois durement, à toutes les influences étrangères et se sont exprimées dans une création toute nouvelle et purement africaine. A ce titre, l’héritage d’Ahmadou Bamba constitue à la fois un enrichissement inappréciable de notre patrimoine spirituel et une affirmation de cette autonomie culturelle qui est, tout autant que l’indépendance économique, une condition nécessaire du développement national.  Et, le Président Dia de poursuivre : Lorsque que je dis que toute la vie d’Ahmadou Bamba a été marquée par cette volonté de se définir par ses propres valeurs, et en s’opposant à toutes les influences, à toutes les pressions, je ne veux pas tout rappeler d’une histoire que chaque Sénégalais doit cependant connaître. Et quel sénégalais ignore les difficultés qu’a rencontrées Ahmadou Bamba, les persécutions mêmes qu’il a subies de la part des autorités administratives. A toutes les menaces, à toutes les pressions, Ahmadou Bamba a résisté, simplement, sans ostentation, mais sans défaillance, maintenant la pureté de sa doctrine et son indépendance à l’égard des pouvoirs : cette indépendance à l’égard de César hors de laquelle aucune spiritualité ne peut s’épanouir. 

Le Mouridisme a repensé complètement l’Islam, dans le respect de l’orthodoxie, et selon le génie de notre peuple. Par cet effort doctrinal, l’Islam au Sénégal a cessé d’être une religion importée pour devenir une religion populaire, une religion vraiment nationale incarnée au plus profond de nous-mêmes.

 Pour toutes ces raisons que j’ai dites à Touba jeudi dernier, pour tous ces apports constitutifs de notre personnalité sénégalaise, nous considérons Ahmadou Bamba comme une des valeurs essentielles du nationalisme africain, et le Mouridisme comme un élément fondamental de notre patrimoine culturel. 

Pour le Président Dia : Touba est donc bien pour nous le lieu où a triomphé l’esprit de résistance et la dignité sénégalaise. A qui serait tenté de l’oublier, Touba rappelle que l’estime, même celle des adversaires, se mérite. Elle ne vient pas récompenser la servilité ou l’acquiescement systématique. Elle reconnaît la valeur de qui s’affirme, dans l’opposition s’il le faut. Toute personnalité qui maintient son intégrité, obtient sa reconnaissance. La dignité, qu’elle soit d’un homme ou d’un peuple, se conquiert, mais ne s’achète pas. C’est pourquoi le pèlerinage de Touba est notre pèlerinage, à nous nationalistes sénégalais, et tel est le sens du témoignage que nous rendons lorsque nous participons à ce grand rassemblement et à cet acte de foi sénégalais.

 Touba

 Le 09 août 2007, dans une remarquable contribution dédiée au Cheikh Mouhamadou Mourtada Mbacké (PSL), mon oncle et très cher ami Feu El hadj Talla Sidy Alboury NDIAYE (Ancien secrétaire particulier de l’illustre Cheikh Ahmadou Bamba MBACKE Gaïndé Fatma) écrivait avec une exquise clairvoyance (4) : La naissance de la Mouridya s’est faite à la fois contre le processus d’occidentalisation et d’arabisation. Le double refus des modèles importés constituait de fait, une troisième voie transcendant les processus de vassalisation. Pour être efficiente, cette forme de résistance devait se situer au plan culturel.  En soi, c’était une révolution.

Car pour la première fois, face aux échecs patents des résistances armées, une nouvelle forme de riposte, non violente mais déroutante pour les colons qui misaient sur le fer et la Bible aux fins d’assujettir les peuples africains, venait d’être trouvée. 

C’est le lieu de rendre un hommage appuyé au Cheikh Mouhamadou Mourtada MBACKE qui, toute sa vie durant, porta le flambeau de la Mouridya dans le monde réalisant ainsi la prédiction de son Vénéré Guide Serigne Touba Khadimou Rassoul en 1897 en exil au Gabon (4)L’inauguration de la Mosquée Cheikh Ahmadou Bamba le 30 novembre 2012 au quartier Montagne Sainte de Libreville (Gabon) par Serigne Mame Mor MBacké Mourtada vient confirmer le rayonnement universel du Cheikh. J’ai l’habitude de dire que la transformation sociale, au sens marxiste du terme,  c’est Serigne Touba Khadimou Rassoul qui l’a réussie sans verser une seule goutte de sang, notamment par l’émergence de nouveaux rapports de forces apaisés où la naissance, l’appartenance ethnique, la race, la nationalité, la position sociale ne constituent point des critères discriminants d’élévation spirituelle et, partant, de l’acquisition de l’Agrément de Dieu ou de son Représentant. Seuls l’Attachement incommensurable au Cheikh (Sope), le Respect du Ndigueul (Ordre conforme avec la Volonté divine) et la Détermination (Pastef) font la différence et mènent à l’Agrément de Dieu (Ngueureum).

Ainsi donc, le  samedi 10 août 1895 (18 Safar 1313) marque le début d’une révolution culturelle universelle qui continue encore de plus belle parce que paisible et sereine. Elle prouve à suffisance que la bataille culturelle et spirituelle a été bien gagnée et ne sera jamais perdue. JAMAIS !

 

Santé et Longue vie au Cheikh Sidy Moukhtar MBACKE,

7ème Khalife Général de la Mouridyya.

 

Khéweul ak Tawfekh ak Werr  à Tous et Toutes !

Magal 2

**Cheikh Omar Kurdi est l’autorité suprême de la Naqshbandiya en son époque. Il est le petit fils de Cheikh Mahmud Kurdi Kourani qui fut le gardien du mausolée du Prophète (PSL) et qui parlait avec ce dernier dans sa tombe. Son influence avait rayonné sur tous les savants et les Awliya du Monde arabe et asiatique.

 

Par Docteur Ibrahima Dème

Vétérinaire-Chargé d’Études

E-Mail: idemgfatm@gmail.com

 

Références bibliographiques

 (1) Wesley Johnson. G : Naissance du Sénégal contemporain. Aux origines de la vie politique moderne (1900-1920). Edition Khartalla 1991.

(2) Abdallah Fahmi : L’apport de Khadim Rassoul aux habitants des lieux saints après l’abolition du Khalifat en 1924, le Soleil Spécial Magal 2007 p19-20.

(3) Mamadou Dia, Ancien Président du Conseil du Gouvernement du Sénégal : Ce que le nationalisme doit à Cheikh Ahmadou Bamba ; Témoignage fait le 04 septembre 1957 à Touba : Walf Fadjri du 06 mars 2007.

(4) Talla Sidy Alboury Ndiaye, Biographe de Serigne Touba et Ancien Secrétaire Particulier de Serigne Cheikh Ahmadou Mbacké (1957 à 1978): Cheikh Mouhamadou Mourtada : A l’avant-garde de la Mouridiya : Le Populaire N° 2316 du 09 août 2007.

 

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